publié dans " Les écrits de l’image ", édité par Jacques Chancel, numéro 21, 1998, p.80
La télévision occupe désormais un tel espace dans le monde de la communication qu’il est parfois difficile de se projeter dans le 21ème siècle en quittant l’univers traditionnel représenté par les pouvoirs en présence, les contrôles nécessaires ou les marchés porteurs. Comment penser alors, de manière constructive, le futur de la télévision ? Plusieurs pistes s’offrent au futurologue. On peut envisager cet avenir sous trois aspects : les programmes, les techniques ou encore les usages. Il me paraît justifié de considérer en premier lieu les technologies de la communication car les progrès réalisés au cours de dernières années laissent présager d'extraordinaires développements pour le début des années 2000. Les programmes et les usages représentent ainsi d’autres enjeux dans le contexte des nouveaux réseaux interactifs multimédias, comme Internet, à partir desquels la télévision de demain devra obligatoirement se situer.
Aujourd'hui la télévision privilégie le mode classique de diffusion massive des informations. Un nombre relativement restreint de professionnels appartenant aux grandes chaîne transmet de manière unidirectionnelle des informations vers des millions de téléspectateurs. Cette forme " pyramidale " de diffusion de l'information n’est pas l’apanage de la télévision. Elle est propre à l'édition, aux magazines, aux journaux ou à la radio. Aujourd'hui avec l'avènement de l'Internet on constate un changement majeur dans l’accès individuel à l'information. Les utilisateurs ne sont plus seulement des usagers passifs, récepteurs d’informations non spécifiques diffusées vers eux, mais se transforment en navigateurs actifs sélectionnant les informations dans des bases de données, des centres de ressources, avec l'aide éventuel d'outils de recherche. Le passage de la diffusion à la navigation est une des caractéristiques principales du succès des réseaux interactifs multimédias représentés par Internet et le Web. En revanche, dans son approche traditionnelle, la télévision est restée linéaire, séquentielle, synchronisée par ses programmes, s’adaptant aux modes de vie des téléspectateurs et ne laissant que peu de place à l'exploration ou au " surfing ", typiques des usages pratiqués sur l'Internet.
La force de l’Internet se manifeste dans la capacité de navigation que permet le réseau. En " pointant " et en " cliquant " sur un lien, on est transféré, en une fraction de seconde (théoriquement et selon les débits des réseaux utilisés) vers l'ordinateur contenant l'information indiquée par ce lien, cette icône ou cette image. Une telle capacité de saut d'un ordinateur à un autre, caractéristique du classement de l'information sous forme d'hyperliens, a fait le succès du Web à l'échelle internationale et favorise l'accès à l'information. En revanche lorsque l'on veut "surfer" sur la télévision, la seule possibilité à la disposition de l'usager et de " zapper " d'une chaîne à l'autre, c'est-à-dire de changer radicalement d'environnement et d'images. Ce zapping traditionnel, propre à la télévision, correspond à un changement de tout ou rien. Il n'est plus question de naviguer dans l'image ou de surfer d'un site à l'autre : on quitte un univers pour entrer dans un autre, avec tous les inconvénients que représente cette expatriation intellectuelle. Les producteurs jouent de ce dépaysement en proposant des situations télévisuelles privilégiant l’émotion, la vivacité, l’interactivité immédiate par participants interposés. Leur but est de capter instantanément l’attention du téléspectateur butineur. D’où le succès des débats en direct, des jeux ou des manifestations sportives qui rassemblent à la fois acteurs et spectateurs.
C’est dans un tel cadre que l’on voit émerger progressivement la complémentarité entre Internet et la télévision. La force d'Internet est de permettre l’exploration de sites, l’approfondissement des informations, l’accès au multimédia, valorisé par des logiciels spécialisés constituant des " plates-formes " (tels les navigateurs ou explorers ). Sa faiblesse c’est le bas débit du flux d’images qui transitent par le réseau. La force de la télévision est le torrent d’images en temps réel qu'elle permet de capter à tout instant : actualité, documentaires, événements sportifs, films, programmes éducatifs… Cependant la télévision ne permet pas la navigation comme sur Internet. Les options qu’elle offre sont limitées. Grâce à la fusion avec Internet, la télévision acquerra les capacités de navigation offertes aujourd’hui sur le Web. On pourra alors cliquer dans une image animée et approfondir l'information que l'on recherche à partir de cette image. Un champs immense s’ouvre au mariage de la télévision numérique et de l’Internet.
Internet promet l'avènement d'un nouveau mode de communication, qui dépasse le multimédia. Il s’agit d’un nouvel espace, on pourrait même dire un nouvel espace-temps de communication. Le multimédia se transforme en " network media " : le multimédia en ligne et en temps réel grâce à des réseaux à haut débits. Le network média représente un enjeu fondamental pour l'avenir. C'est pourquoi l'on voit déjà des grandes entreprises développer des alliances industrielles ou se lancer dans des fusions et des acquisitions pour conquérir les marchés du futur à partir de l'image en ligne à haut débit. C’est dans un tel contexte que la télévision va trouver de nouvelles applications : avec la naissance du network media il ne s'agit plus, comme dans l'optique traditionnelle de diffusion, d'émettre vers les téléspectateurs et d’être capté par le plus grand nombre. Il s'agit d'attirer les usagers vers ses sites et de les fidéliser en personnalisant la relation.
À quoi peut-on s'attendre dans les cinq prochaines années ? Il est clair que l'enjeu majeur est l'accroissement des débits pour permettre le multimédia en ligne. Aujourd'hui la transmission d’images de qualité est limitée par le faible débit du fil téléphonique. Mais déjà on voit apparaître des possibilités d’accroissement des débits grâce au câble de la télévision, à l'ADSL, à la compression des données, ou aux satellites à orbite basse. Voilà l'enjeu majeur des cinq prochaines années : l'accroissement des débits des réseaux multimédias en ligne offrant aux des images de qualité télévision. Certes, aujourd'hui on peut recevoir une forme de télévision rudimentaire sur le réseau Internet. Grâce à des logiciels comme RealVidéo il est possible de capter des émissions de télévision sur un petit écran de quelques centimètres de côté. L'image est saccadée et pas toujours synchronisée avec le son. Néanmoins c'est une prouesse technique que d'être capable de regarder des chaînes de télévision en direct, offrant par exemple le journal télévisé, lorsque l'on se trouve au bout du monde et que l'on est connecté à Internet par l'intermédiaire d'un fournisseur d'accès local. Déjà des entreprises proposent des canaux de télévision sur leurs sites Internet à partir duquel elles diffusent des films qui ont été stockés et qui sont mis à la disposition des usagers dans un catalogue audiovisuel et multimédia. Par ailleurs, on voit apparaître l’équivalent de canaux de télévision sur Internet. C'est le phénomène du " push media " ou du " Web casting ". L'usager peut sélectionner les domaines qui l'intéressent et, à partir de ces choix, l'ordinateur va rechercher dans l'ensemble des bases de données d'Internet les informations sélectionnées qui l’intéressent : culturelles, éducatives ou de loisirs. Cette forme de personnalisation de l'accès à l'Internet se développe rapidement et préfigure les canaux de télévision de demain sur les réseaux multimédias interactifs. Récemment, des boîtiers d'accès à l'Internet, connectables à un poste de télévision, ont été commercialisés dans les grandes surfaces. De la taille d'un décodeur ils se branchent d'un côté sur la prise Péritel du téléviseur et de l'autre dans la prise téléphonique du mur. Grâce à une télécommande infrarouge il est possible de naviguer sur des sites Internet sans toutefois obtenir l’ensemble des fonctions offertes par un ordinateur multimédia. Le "push média " et les outils de navigation sur Internet à partir d'un téléviseur classique sont déjà des préfigurations de la fusion attendue entre l'Internet et la télévision numérique.
La véritable révolution viendra de la fusion complète du code TCP/IP de l'Internet et du système de codage de la télévision numérique. Nous aurons alors affaire à un seul média interconnecté. L'écran des télévisions ou les écrans des ordinateurs vont fusionner. Même si l'on continuera de disposer dans sa salle de séjour d’un téléviseur doté d'un grand écran, on utilisera également des ordinateurs capables de projeter sur un écran mural des images de qualité télévision. La distinction se poursuivra entre téléviseurs et ordinateurs, mais le fait de pouvoir accrocher au mur des écrans plats de télévision de grande taille et de pouvoir projeter depuis son ordinateur des images numériques fera tomber les cloisons existant encore entre l'ordinateur et le téléviseur. Le téléspectateur-internaute bénéficiera donc, non seulement de l'accès en temps- réel à des masses d'informations, qui jusqu'ici ne pouvaient circuler sur les réseaux interactifs, mais il pourra bénéficier aussi d'une sorte de don d'ubiquité lui permettant, en temps réel, d'être présents dans le cybermonde. Le changement fondamental dans les usages de l’Internet et de la télévision viendra des satellites à orbite basse. Ce type de satellites va devenir un outil principal de diffusion de la télévision et de l’Internet. La fusion entre la télévision, le téléphone et Internet conduira au développement d’assistants personnel numériques (APN) que l'on portera dans la main et qui capteront la télévision, l'Internet et assureront les fonctions de téléphonie habituelles.
Qu'en sera-t-il des programmes ? La télévision de futur sera en grande partie faite par les utilisateurs eux-mêmes. On peut déjà émettre sur Internet en radio ou en vidéo grâce à la norme RealVidéo qui permet d'être capté au bout du monde, sans qu'il soit nécessaire de se doter de stations d'émission puissantes. Grâce à des éditeurs de pages en code Internet (HTML), il devient possible de produire ses propres pages Web et d’émettre de l’information sur le Web. C’est ce qui a conduit, ces dernières années, à l’étonnant succès des "home pages " ou pages personnelles. Ces pages prolifèrent sur Internet, tant pour des individus que pour des associations, des petites entreprises ou des groupes de personnes voulant faire connaître leurs programmes ou leurs projets. Avec l’apparition de la vidéo en compression numérique sur Internet, l'agrandissement des écrans et l’avènement de multiples canaux de télévision, ces pages personnelles vont se transformer en " home channels " les chaînes personnelles de télévision. Ces chaînes personnelles vont proliférer dans le monde entier, proposant des centaines de milliers, voir des millions d'émissions quotidiennes à partir de programmes réalisés par les usagers eux-mêmes. De même que les officines d'imprimerie se sont multipliées après Gutemberg dans toute l'Europe, on va voir exploser le nombre de ces officines de télévision. Il sera aussi facile d’émettre sur les réseaux que de faire aujourd’hui sa page Web, et ceci grâce à des nouveaux logiciels permettant d'éditer les images vidéo et le son. On reproduira ainsi la démarche des " marchands de quatre-saisons " qui viennent avec leurs chariots proposer des légumes et des fruits sur les places des marchés…
Les nouveaux " marchands de quatre-saisons numériques " vont offrir une variété jusqu'ici inconnue de programmes sur les réseaux. Ces programmes seront de toute nature, de bonne qualité comme de très mauvaise qualité, voir des programmes que la loi ou que la morale réprouve. Ils seront incontrôlables. Nous nous trouverons en présence d'un phénomène d'évolution darwinienne par sélection naturelle, éliminant certains et favorisant d’autres. Chacun pourra proposer images et programmes, captés par d'autres, grâce aux moteurs de recherche d’images vidéo disponibles sur les réseaux. Car le vrai problème sera de trouver les émissions correspondant au goût de chacun. En présence d’un angoissant hyperchoix, comment s'orienter dans ces réseaux et trouver les thèmes, sujets et émissions d'intérêt ? La réponse sera apportée par les moteurs de recherche et les agents intelligents. Ils vont nous aider à naviguer dans cet océan d’informations pour trouver ce que nous cherchons. Ces agents vont nous avertir ou nous informer des émissions ou des sujets qui nous intéressent sur l'ensemble des réseaux interactifs multimédias planétaires. Grâce à nos téléphones portables, voir à un " bip " nous serons informés de la programmation d'émissions ou du lancement de nouveaux sujets susceptibles de nous intéresser. Déjà la société IBM propose un ordinateur portable qui s'intègre à notre corps comme un vêtement. Grâce des lunettes on peut voir l’écran de cet ordinateur, tandis que l’on contrôle la souris dans la paume de sa main ou par commande vocale. Ces systèmes préfigurent les télévisions portables et l’Internet téléphonie de demain avec une multitude de canaux à notre disposition. Dans un futur proche, on prévoit des écrans souples et plats comme les pages d'un livre. De nombreux laboratoires travaillent déjà à " l'ordinateur-livre " comportant, non plus un seul écran plat et rigide, mais plusieurs écrans souples comme des pages, se comptant par dizaines ou par centaines. Un livre que l'on pourrait mettre un jour en le laissant sur son étagère, qu'il s'agisse d'un catalogue, d'un annuaire ou d'une encyclopédie. Ce livre du futur pourrait se doter d'écrans sur lesquels il sera possible de capter la télévision. Le mariage de l'Internet, de l'écran de la télévision et du livre offrira, dans les années à venir, un nouveau média de loisirs culturels ou éducatifs, permettant d'accéder aux programmes les plus variés avec une portabilité et une accessibilité encore jamais atteints aujourd'hui.
Des programmes réalisés par les usagers, des usages à réinventer, comme jadis pour le Minitel, des " communicateurs personnels multimédia " mobiles, voici certains des changements technologiques qui vont bouleverser programmes et paysages audiovisuels. Voici également les enjeux auxquels seront confrontés les téléspectateurs de demain. Mais pourrons nous encore les appeler " téléspectateurs ? ". Ils seront devenus des " hybrides " entre téléspectateurs passifs et internautes actifs, recherchant l’information à leur gré dans des canaux de diffusion de plus en plus complexes. Bien sûr, de nombreux téléspectateurs continueront à préférer être informés à heure fixe afin de regarder les programmes qu’une majorité regarde en même temps qu’eux. Bien sûr, la télévision généraliste continuera à mobiliser des foules sur des grands événements nationaux ou internationaux. Mais on assistera à une forme de restructuration pyramidale de la télévision, avec quelques grandes chaînes généralistes au sommet, des centaines de chaînes spécialisées au centre et à la base, des millions de chaînes individuelles produites par les usagers eux-mêmes. À quoi tout ceci conduira-t-il ? À plus de liberté, plus de diversité, plus d’ouvertures culturelles et éducatives pour les citoyens ? ou au contraire à encore plus d’abrutissement de masse ? A l’émergence d’une intelligence collective ou d’une bêtise généralisée ? L’avenir de la télévision dépendra plus que jamais de ce que nous en ferons et plus seulement de ce que quelques-uns voudront bien diffuser à notre intention.
Joël de Rosnay
Conseiller de la Présidence
Cité des Sciences et de l'Insdustrie – La Villette – Paris – France
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