Interview de Joël de Rosnay et de Paul Virilio par Alain Finkelkraut sur France Culture, 4 décembre 1995
Alain Finkelkraut : On croyait naguère que l'utopie et la promesse de l'homme nouveau ne survivraient pas à l'illusion révolutionnaire. C'était sans compter avec les ordinateurs. A peine la parenthèse de la révolution est-elle refermée que nous voici à l'aube d'un nouveau "grand soir". La technologie succède à l'idéologie pour nous annoncer que l'humanité entre dans un nouveau monde et se trouve même sur le point de changer d'identité. "Homme numérique", selon l'expression de Nicholas Negroponte, ou "homme symbiotique", selon le titre du dernier livre de Joël de Rosnay, paru aux Editions du Seuil, l'homme du futur, dont Bill Gates nous entretenait l'autre jour à la télévision, renvoie dans la préhistoire de l'illétrisme digital l'homme d'avant-hier, d'hier et d'aujourd'hui.
Mais cette mutation anthropologique n'en étant qu'à ses balbutiements, il est encore possible sinon de l'infléchir du moins d'y réfléchir et de la discuter. C'est à cet effet que j'ai invité aujourd'hui Joël de Rosnay et Paul Virilio que ces problèmes habitent depuis longtemps. Ce dernier vient de publier "La vitesse de libération" chez Galilée.
Et puisque la technique naissante ne se présente pas seulement comme un moyen de communication mais comme un mode d'existence, je voudrais leur demander d'abord de définir, de décrire ce cybermonde. Et de définir ce qui, selon eux, est en train de changer dans l'homme et dans son environnement sous l'effet de la médiamorphose.
Joël de Rosnay : Le cybermonde ou le cyberespace est un nouvel espace de culture ou un nouvel espace d'oppression. Un nouvel espace de développement humain ou un nouvel espace d'exclusion, fondé sur la convergence de plusieurs technologies issues du numérique et qui rapproche plusieurs supports. Les quatre supports principaux sont l'écrit (le livre), la télévision, le téléphone et l'ordinateur. C'est la convergence de ces quatre secteurs qui crée ce que l'on appelle le cyberespace.
Je voudrais le situer dans la continuité de l'écrit. Nous avons d'abord eu l'espace du livre qui a extériorisé la pensée par l'écriture. Ensuite nous avons connu un deuxième média extrêmement puissant qui s'appelle la radio, puis le téléphone, média unidirectionnel entre deux personnes. La télévision. Et aujourd'hui, grâce à l'ordinateur multimédia (on en reparlera) qui permet de traiter l'image, le texte et le son, grâce à la connexion de cet ordinateur multimédia aux réseaux mondiaux de téléphone, les personnes peuvent contrôler éventuellement l'information qu'elles produisent.
Trois mots caractérisent le cyberespace: accélération, foisonnement et intéractivité. L'accélération: cela va de plus en plus vite, donc cela interroge et crée des exclusions. Le foisonnement: cela crée des diversités extrêmes allant du pire au meilleur. L'intéractivité: pour la première fois l'homme a la possibilité de contrôler le média de communication avec lequel il agit.
A F : Je vais passer la parole à Paul Virilio. Mais, Joël de Rosnay, une précision. Vous définissez ainsi le cybermonde. Mais vous titrez votre livre "L'homme symbiotique". C'est comme si dans ce nouvel espace, ce que j'appelais tout à l'heure "un homme nouveau" allait apparaître. Pourquoi parler à propos de ces moyens de communication ou ce que vous appelez un "unimédia", d'une véritable mutation anthropologique ?
J de R : Je ne dis pas qu'un homme nouveau va apparaître. Je dis qu'une des chances de l'homme c'est de faire apparaître en toute connaissance de cause un être qui puisse vivre en symbiose avec ces systèmes plutôt qu'en parasite. Or aujourd'hui nous sommes des parasites. Des parasites de la planète. Nous draînons à notre profit des ressources énergétiques, informationnelles et nous rejetons des polluants. Nous sommes des parasites de nous-mêmes dans la société par le taux de croissance de certains pays par rapport à d'autres. Cette loi parasitaire est léthale: elle peut conduire l'humanité à sa perte. Mon propos dans ce livre est de dire: découvrons ensemble les lois de la nature, les lois de l'auto-organisation, de la complexité, de l'évolution biologique. Appliquons-les à nous-mêmes pour faire en sorte que nous vivions non plus en parasites mais en symbiose avec cette énorme machinerie que nous sommes en train de construire, notamment par les ordinateurs et les réseaux.
Paul Virilio : Je crois que je veux revenir sur cet homme parasite qui bien évidemment m'inquiète. Même si je comprends fort bien ce que dit Joël de Rosnay, pour moi l'homme est moins parasite que parasité, c'est à dire désorienté par des technologies qui ont pris une ampleur je dirais universelle et qui concernent à la fois son environnement, son mode de vie, son travail et son avenir. Effectivement, le changement d'espace est d'abord un changement de temps. Nous vivions jadis dans la sphère des vitesses relatives des moyens de transport, même s'il y avait le téléphone et la télévision. Or aujourd'hui nous vivons dans la sphère de la vitesse absolue, c'est à dire des moyens de télécommunications. Nous sommes d'une certaine façon au pied du mur. Nous avons atteint une limite. Et l'homme est complètement remis en cause dans son rapport au monde. Dans son rapport à l'environnement. J'interviens ici en tant d'urbaniste, c'est à dire en tant qu'homme de la ville. Or la mondialisation dont on nous parle à propos du cybermonde va de paire avec une virtualisation de l'espace. Ce qui est mondialisé c'est le temps réel. C'est un temps unique. Et je crois que le terme de "grand soir" ne correspond pas très bien à cette nouvelle révolution. C'est plutôt le "grand matin" d'un jour unique, d'un jour technique, d'un jour sans nuit et sans ténèbres. D'un jour universel qui remet en cause, bien évidemment, le rapport au milieu, le rapport à autrui, le rapport au travail, le rapport à la propriété, le rapport à la ville, etc.
Ma réponse à Joël de Rosnay - mais c'est une réponse relative - c'est que le pire de la désinformation c'est la désorientation. On le sait bien. Un homme désorienté est un homme perdu. Or aujourd'hui l'information maximum désoriente l'individu par rapport à son milieu et à autrui. Le rapport n'est plus tant un rapport au prochain, à l'immédiateté, qu'au lointain. A celui qui se tient outre-monde, ou outre-horizon. Et donc, d'une certaine façon, la présence physique, la présence charnelle est déjà relativisée. Déjà le voisin, l'ami, le parent est un parasite qui nous nuit, qui nous ennuie; qui fait du bruit, qui sent mauvais parfois; que l'on a sur les bras. Alorsque l'homme symbiotique, celui avec qui je communique, celui qui apparait dans l'étrange lucarne du visiophone ou demain de mon ordinateur...lui, je peux le zapper. Il n'a de présence que spectrale, clônale. Et quelque chose se joue, là, je crois.
Bien évidemment ces techniques sont irréversibles. Il s'agit pas de revenir au passé et de revenir aux technologies anciennes. Mais il faut passer à travers le feu de ces techniques, c'est à dire à travers leur outrance, à travers le drame qui se prépare. Et peut être certaines manifestations qui ont lieu en ce moment en France en sont-elles un des premiers signes.
A F : Nous reviendrons sur ces manifestations. Joël de Rosnay...
J de R : Une petite remarque d'abord et je voudrais embrayer sur cette très intéressante notion du temps et de l'information que vient de développer Paul Virilio. L'homme symbiotique des étranges lucarnes n'est pas virtuel. L'homme symbiotique que je décris est plus réel, plus en chair et en os encore qu' aujourd'hui. En effet, je pense que nous atteignons, comme vous le dites très bien, les limites du temps et de l'information. Nous ne pourrons plus traiter cette quantité d'information. Nous n'en aurons plus le temps. D'où l'importance de la symbiose: vivre en symbiose avec des réseaux et avec des systèmes auxquels nous sous-traitons une partie de ce flux d'information pour pouvoir vivre notre vie d'hommes avec notre temps biologique.
Je reviens sur cette notion de temps et d'information si vous le permettez un instant. Je développe dans mon livre la notion de "temps fractal", c'est à dire un temps fait de bulles temporelles très denses pour certains, très diluées pour d'autres. Et ces temps coexistent en 1995. Il y a des gens qui vivent dans des bulles de temps différentes. D'où des exclusions. Certaines sont en hyper-accélération, d'autres en hyper-dilution. Ceci me parait important. Je crois que la révolution de la communication ajoute au temps court et au temps long ce que j'appelle un temps "large". Le temps court c'est le temps de la télé: le temps du zapping, du clip, du spot. Quelque chose qui se remplace en permanence et qui se détruit en se remplaçant. Le temps long, c'est celui de l'éducation, de la culture, de la carrière. C'est un temps séquentiel. Des temps que l'on met bout à bout. Et le temps large est celui qui est fondé sur un capital temps. La mise en parallèle des temps et la mise en parallèle des informations.
Je termine ma réaction sur l'information. Je partage tout à fait ce que dit Paul Virilio. Brasser de l'information n'est pas acquérir des savoirs. Brasser de l'information sur Internet conduit à une sorte de vertige: l'information finit par tuer l'information. Il y en a trop. Et trop d'information tue l'information. L'important est d'intégrer ces informations dans des savoirs et ces savoirs dans des cultures. C'est à dire dans des pratiques qui donnent du sens à ce que l'on fait dans sa vie et dans sa profession. C'est tout l'art de l'enseignant de demain: aider le navigateur de ces nouveaux espaces à intégrer des savoirs dans des cultures et des cultures dans des pratiques. Sinon l'information n'est que zappable et donc inutile.
A F : Oui, mais Joël de Rosnay, j'ai à faire sinon une double jection sinon une double remarque autour de cette notion d'homme symbiotique. Le problème de la divergence entre le temps court des nouvelles techniques et le temps long de l'éducation, il se pose précisement à l'école. Est-ce en entrant en symbiose avec cette nouvelle machinerie que ce problème sera résolu ou bien en ménageant des espaces de résistance à cette machinerie? Cela vaut pour l'école et aussi pour le travail. Et cela rejoint peut-être ce que disait Paul Virilio tout à l'heure. Il se trouve qu'aujourd'hui cette technologie raréfie encore le travail. Plus cette technologie avance moins on a de travail à offrir dans la société. Est-ce, là encore, par la symbiose que l'on résoudra le problème ou plutôt par la maîtrise d'une technologie qui prend de plus en plus d'importance et qui crée de plus en plus de difficultés ?
J de R : Par les deux, évidemment. Par la maîtrise et par la symbiose. Avec des plages de temps réservées à cela et des plages de symbiose pour traiter des informations que nous ne pouvons plus traiter. Je voudrais revenir au livre et à la parole. Quand les gens ne faisaient que parler et qu'ils n'écrivaient pas, lorque l'écriture a été inventée, il s'est trouvé des clercs pour dire que c'était la pire des choses, puisque l'écriture ferait que tout le monde oublierait. On ne retiendrait plus rien dans sa tête puisque tout serait écrit...
A F : C'était déjà l'inquiétude de Platon.
J de R : ...Et quand le livre est arrivé il y en a encore qui ont dit "On va s'enfermer dans le livre. On ne se parlera plus puisque les gens vont s'enfermer entre deux feuilles de papier." Et on a vu que le livre a ouvert un nouvel espace de l'imaginaire. Je pense qu'il en est de même de ces techniques. Elles ouvrent de nouveaux espaces. Il faut les maîtriser pour mieux les comprendre. Vivre en symbiose en certains cas et offrir une résistance forte dans d'autres. Ce que vous appelez l'exception scolaire, j'y adhère d'une certaine manière. Je pense que ces technologies ne doivent pas envahir la classe par effet de mode. Il faut les rationaliser pour les utiliser de manière à faire passer la rigueur et la logique qui sont l'essentiel de la formation pédagogique.
P V : Je crois qu'il serait dommage aujourd'hui de jouer les laudateurs. Je crois qu'une fois qu'on a compris que vous et mois sommes des amateurs de ces nouvelles technologies et que nous n'avons aucune réserve sur le développement des sciences et des technosciences, il faut revenir sur leur négativité.
Si le 19ème siècle avait quelques excuses à croire au progrès technique salvateur, le 21ème serait sans excuses après les drames non seulement liés aux technologies de guerre (je pense aussi bien à Hiroshima qu'à Auschwitz) mais aussi bien aux catastrophes techniques. Donc il me semble que nous ne pourrons réellement développer les technologies vous et moi, participer, que si nous sommes critiques. Non pas critiques négateurs et destructeurs mais critiques, je dirais au contraire, pro-créateurs.
Je pense que ce qui manque le plus aujourd'hui aux arts et aux technologies ce sont des critiques à la hauteur, des critiques d'art. Je le répète, on nous traite beaucoup trop vous et moi d'optimiste et de pessimiste. Le pessimiste, c'est moi. Je crois qu'on n'avancera pas sur la question de la technique si on ne se reconnait pas tous les deux d'abord critiques. En ayant bien sûr reconnu notre intérêt. Plus que notre intérêt: notre passion pour ces techniques.
Mais avant de revenir sur le problème du travail, une petite question sur le temps fractal qui m'intéresse, bien évidemment. Le temps mondial est en soi une révélation inouïe. Que l'histoire désormais se joue dans ce jour unique du temps réel, du "live", est un évènement considérable qui remet en cause la temporalité locale qui a fait l'histoire et qui a fait la mémoire. La mémoire des pays, la mémoire des cultures régionales, nationales, etc... Alors je crois qu'avant de parler - et effectivement c'est certainement une perspective d'un temps nouveau, d'un temps intercalaire, d'un temps du troisième intervale, c'est à dire d'un temps de l'instantanéité qui serait accompli et non pas ruiné comme c'est le cas en ce moment avec la télévision....- je crois qu'il faudrait longtemps évoquer le déclin du temps local et le déclin de l'histoire. Non pas de la fin de l'histoire mais de cette opposition à l'histoire que représente un présent permanent. Et le présent des multimédias bien évidemment.
Je voudrais donner maintenant un autre exemple, celui du travail. L'urbaniste que je suis est obligé de dire : "Attention!". Le travail à temps partiel, oui. Le choix du travail, oui. Le contrat à durée déterminée, oui. A condition de comprendre qu'on enclenche un phénomène de délocalisation et de désédentarisation non pas du prolétariat mais de ceux qui auront à travailler demain, et que cela remet en cause la ville. C'est à dire la permanence de la présence les uns à côté des autres dans un lieu formateur, dans un lieu de mémoire, dans un lieu où je rencontre le prochain. En ce moment, le grand problème, c'est l'errance. Et en particulier l'errance des jeunes. On ne se rend pas compte à quel point aujourd'hui c'est une boule de flipper un jeune. Il a un contrat à durée déterminée de six mois dans un endroit; d'un an ou de six mois dans un autre. Et il passe son temps à jouer les yoyos entre un contrat et un autre. Je crois que dans le travail qui est fait sur la relativisation du travail à travers le temps partiel, on hésite à enclencher cette grande question qui est celle de la nouvelle mobilité sociale. Qui est celle du lieu où construire les villes quand les gens se déplacent sans cesse. C'est une question terrible.
J de R : Paul Virilio a proposé deux concepts très importants: la désinchronisation et la délocalisation. Comment, dans ce monde virtuel qui est en train de naître, complémentaire d'un monde réel essentiel à la vie des être humains, allons-nous retrouver ces liens locaux et ces liens historiques qui permettent notre construction et donnent du sens à la vie? C'est là une des questions les plus fondamentales. Pour revenir sur l'optimisme et le pessimisme, je crois aussi qu'il faut aller au-delà de la notion manichéenne, dichotomique: '"Etes-vous optimiste ou êtes-vous pessimiste?". Je crois que c'est une vision dépassée car elle appartient au paradigme cartésien traditionnel, analytique et séquentiel. Nous nous situons aujourd'hui dans un paradigme complémentariste. Ma position n'est donc pas d'être optimiste ou pessimiste. Vous savez que je me qualifie d'optimiste inquiet ou de pessimiste serein, comme vous le voudrez...
A F : Oui mais en même temps, dans votre livre, vous dites, Joël de Rosnay, que vous êtes las du peu de considération généralement accordé à l'optimisme...
J de R : Oui, c'est vrai. C'est une espèce de coup de gueule car le trouve qu'on a plus de succès dans les médias quand on est sceptique et pessimiste. Mais oublions optimisme et pessimisme. Je crois qu'il faut avoir une attitude responsable et constructive. Responsable veut dire comprendre ces techniques. Et constructive : essayons ensemble de faire quelquechose pour nous en sortir.
Le temps, pour moi, n'est pas seulement du temps court, du temps long ou du temps large. C'est l'investissement dans un capital-temps qui sauve du temps d'une certaine manière pour l'humanité à venir . Et qui permet, d'utiliser les "intérêts du temps", si je peux me permettre cette expression financière...
A F : La question que je vous pose à tous deux est de savoir si précisement ce monde virtuel et ce monde réel sont complémentaires. Autrement dit: est-ce que le monde virtuel, zappable, dématérialisé, spectral comme disait Paul Virilio tout à l'heure, n'est pas en train de se substituer à l'autre et d'apparaître effectivement plus disponible, clicquable, plus facile à vivre que le monde réel ? Et ne risque-t-on pas de rentrer dans une ère de déréalisation à l'intérieur-même du monde réel ?
J de R : Absolument. C'est un risque. Ce monde clicquable, zappable est facile. Il est attractif, il est ludique, il est gai. Quand on revient d'une expérience de réalité virtuelle dans le monde de tous les jours qui est poussiéreux, et qu'on est soumis à la pesanteur, on en réalise les différences. C'est presque une drogue. Les jeunes quelques fois s'y perdent. Il y a des drogués du monde virtuel. Il y a des drogués des jeux électroniques. Donc l'art, la manière et la pratique de la complémentarité entre le monde réel et le monde virtuel c'est d'en percevoir les avantages et les inconvénients dans l'un et dans l'autre. Par exemple: la classe. La classe doit être à la fois réelle et virtuelle. Virtuelle car la classe sur les réseaux offre des accès à des informations, la communication avec d'autres classes, l'accès à des images qui sont évidemment utiles pour un cours. Mais l'école réelle est indispensable pour trois choses : la socialisation, la coéducation et l'intégration des cultures. Pour cela elle est irremplaçable. Et j'ajouterai à cela le caractère affectif, sentimental, sensuel de la relation humaine. Il ne se retrouve pas toujours, bien entendu, et pour longtemps encore, sur les réseaux. D'où l'importance de la complémentarité entre le réel et le virtuel. Mais aussi l'importance de faire la critique des risques de dérives dans des "limbes électroniques" dans lesquelles nous deviendrions des zombies errant indéfiniment.
P V : Il me semble effectivement que l'on peut parler de complémentarité mais à condition d'aller jusqu'au bout de la complémentarité. C'est mon choix.
Oui, le réel et le virtuel sont complémentaires. Mais ils imposent la perception d'une stéréo-réalité. C'est à dire d'une réalité qui a un relief différent du relief dimensionnel des trois dimensions, plus le temps du rapport à l'espace du passé. Or, d'une certaine façon ce relief pose un rapport au monde, à la vision du monde, tout à fait nouveau. Notre vision du monde, de fait, n'est déjà plus objective comme jadis. C'est à dire du temps de la perpective de l'espace réel du Quattrocento qui était déjà une construction du réel. Elle est devenue téléobjectif. Et je dis téléobjectif au sens strict et non pas pour faire un mot. Notre perspective est effectivement désormais une perspective du temps réel. Je relisais hier Alberti. Et c'est extraordinaire à quel point le Quattrocento a posé les questions de l'espace réel et de l'espace virtuel que nous nous posons aujourd'hui. Simplement, aujourd'hui, nous avons un dédoublement complet du rapport au réel. Il y a deux lumières, il y a deux optiques, il y a deux transparences.
Je m'explique. Deux lumières : il y a la lumière non plus naturelle et artificielle. Il y a la lumière directe du soleil ou de l'électricité, et il y a la lumière indirecte de la télésurveillance et de la vidéosurveillance. Il y a deux optiques: il y a l'optique géométrique, celle de la matière, la transparence de l'eau, du verre, de l'air, de mes lunettes... Et la transparence de l'optique ondulatoire, c'est à dire celle de la lumière, de la vitesse de la lumière. Donc deux lumières qui fonctionnent et avec lesquelles nous oeuvrons. Deux optiques qui sont bien sûr mises en oeuvre: l'une passive, celle de mes lunettes; l'autre active, celle de l'ordinateur et de la vidéo. Et, bien évidemment, un dédoublement de la transparence, c'est à dire du rapport à l'autre. Le rapport de transparence est un problème du rapport à l'autre que le Quattrocento avait bien expliqué avec la camera obscura.
Je veux bien que l'optimisme soit de saison à condition de poser scientifiquement comme l'ont fait les artistes du Quattrocento, la question du retour politique et culturel de cette perspective du temps réel. De cette nouvelle focalisation entre le réel et le virtuel qui, je crois, pour l'instant n'est pas posée.
Juste un mot: la ville moderne est sortie de la ville du Quattrocento. La ville centrée, la ville que nous connaissons, est un cadeau de la perspective du Quattrocento. Quelle ville sortira de la perspective du temps réel ? C'est tout mon problème.
J de R : Cette perspective du temps réel introduit de nouveaux espaces de référence en accélération. C'est ce qui me semble être un des faits majeurs d'aujourd'hui. Il y a des techniques de substitution et des techniques de superposition. Voici un exemple. Des techniques de substitution, c'est le télécopieur par rapport au papier carbone. Il est évident qu'un photocopieur est plus pratique que le papier carbone. Une technique de substitution c'est le disque laser par rapport au vinyl. C'est le fax par rapport au télex. Et puis il existe des techniques de superposition qui viennent se rajouter comme des couches qui s'empilent les unes sur les autres. C'est l'ordinateur multimédia et les réseaux par rapport à l'imprimerie, la télévision et le téléphone. Il se passe la chose suivante: en face de ce double que vous décriviez si bien, en face de cette vision stéréo représentée par le monde réel d'une part (il est autour de nous et des objets), et le monde imaginaire d'autre part (élaboré dans notre cerveau) qui fut pendant des millénaires le seul moyen pour l'homme de créer et d'inventer... se glisse un troisième espace, le monde virtuel. Je rappelle qu'avant l'homme l'évolution biologique a créé et inventé, mais dans le réel. Il fallait "inventer" une espèce vivante et si c'était une erreur, l'erreur mourait avec l'espèce. L'homme, par l'imaginaire, a inventé des brevets, des images, des oeuvres d'art. Désormais, à cette relation entre le réel et l'imaginaire, s'ajoute la troisième couche: le virtuel. La relation réel/imaginaire se double donc de la relation réel/imaginaire/virtuel. La grande différence est que dans le virtuel on ne fait pas qu'inventer dans sa tête ou avec un crayon et du papier. On peut construire des modèles, on peut construire des objets et les tester. Ce qui en résulte, c'est une accélération vertigineuse. C'est plus que du temps réel.
P V : Une accélération de quoi ?
J de R : C'est l'accélération de la capacité à mettre en oeuvre des nouveaux artefacts, d'éventuellement les utiliser ou non dans des marchés et d'inonder les espaces réels d'objets nés de l'imaginaire et du virtuel.
Comment allons-nous faire face à ce déferlement qui vous pose des questions de gestion de notre propre temps puisque nous n'avons pas de temps pour consommer tout cela, à la fois en tant qu'information et en tant qu'objets ?
P V : Je crois que cet imaginaire dont vous parlez est aussi un imaginaire malheureux dans la mesure où la virtualisation de l'espace se mémorise. Nous avons vécu un espace-monde de grande ampleur qui correspondait à l'histoire de la culture contemporaine et de la culture tout court. Or d'une certaine façon, l'accélération dont vous parlez liquide cet espace-monde au profit d'un temps-monde. Et je ne peux pas ne pas croire que dans une, deux ou trois générations, les sociétés ne ressentiront pas un sentiment de perte, un sentiment de pollution des distances et des délais. Un sentiment comme disait Foucault, d'enfermement dans un temps-monde instantané qui me semble aller à l'opposer du temps large dont vous parliez tout à l'heure. Si le temps est large, c'est que l'espace lui-même est mémorisé comme court. Bien évidemment le monde reste monde. Mais quand on va très vite d'un point à un autre, on finit par liquider cette étendue.
A F : Vous citez d'ailleurs René Char dans votre livre "La vitesse de libération". La phrase est vraiment très belle: "Supprimez l'éloignement tue".
P V : Absolument. Moi j'ai le sentiment - j'en ai parlé avec des physiciens au moment de Rio de Janeiro - qu'à côté de l'écologie verte, l'écologie des substances, la pollution des substances, il y maintenant une écologie des distances: une écologie grise, qu'on ne voit pas, mais qui va avec la carte mentale. Chaque homme a un monde dans sa tête, le monde est à l'intérieur de nous avec ses proportions (on retrouve la Renaissance) avec ses mesures, avec sa grandeur nature. Or c'est cela qui est désormais abimé, avili, réduit par ces technologies du temps-monde. Et je souhaiterais que cette prise en compte du sentiment d'enfermement se fasse jour car pour l'instant on ne parle que de la réussite de cette mondialisation. Mais pas du temps négatif.
J de R : Paradoxalement il y a une autre forme d'enfermement qui est un enfermement face à un espace infini. C'est ce que j'appelle l'info-pollution. C'est une nouvelle forme de pollution des cerveaux par l'excès d'information. Et cette pollution nous donne l'impression que nous sommes face à un océan infini d'information sur lequel il va nous falloir "naviguer". Ce terme est important. Il est très utilisé par les éducateurs d'aujourd'hui, par ceux qui surfent sur les réseaux. Naviguer veut dire tenir un cap, tenir compte des courants, des vents, savoir hisser la voile au bon moment, savoir lire une carte, un sonar, un radar. Et aujourd'hui tous ceux qui surfent sur les réseaux d'information sont face à un risque d'info-pollution parce qu'on ne sait pas hiérarchiser l'information, on ne sait pas naviguer. Notre rôle est donc de leur apprendre à lire des cartes, à tenir des caps et à hiérarchiser l'information en pratiquant une "diététique de l'information".
Qu'est-ce-que la diététique ? C'est sélectionner parmi une pléthore alimentaire qui est donnée à quelques pays et pas à tous, de sélectionner ce qui est le plus utile pour leur vie et pour leur énergie. Eh bien il nous faut inventer aujourd'hui une diététique de l'information.
A F : Restons-en à cette question de la pollution. Double pollution. Info-pollution: trop d'information. Risques de noyade. Et puis aussi pollution par écrasement, voire disparition des distances. Je vais peut-être poser une question un peu sacrilège mais ne peut-on pas dire que la grande révolution de l'information a eu lieu au 19ème siècle? C'est à ce moment là qu'on a garanti, on a offert aux gens un accès plus grand et plus facile et plus rapide à l'information. Cette révolution s'est continuée aujourd'hui, mais si vous dites qu'il y a un risque d'info-pollution, je vous dis, Joël de Rosnay: la révolution à laquelle nous assistons aujourdh'ui ne sert à rien. Car nous avions déjà beaucoup d'information. Trop pour ce que nous pouvions emmagasiner et on en a maintenant mille fois plus du fait de ces techniques, à cause d'elles, grâce à elles. C'est précisément parce qu'elles nous procurent cette information que maintenant on dit que cette information correspond à un besoin. Mais vous reconnaissez vous-même que ce besoin n'est pas nécessairement là et que le besoin va se faire sentir au contraire de résister à cette information ou de ne pas nous laisser submerger par elle. Il y a là quelquechose de paradoxal.
J de R : On peut ou résister en évitant de se laisser submerger par elle ou nager, naviguer. Je reprends ce que j'ai dit tout à l'heure. L'information n'est rien si elle n'est pas intégrée dans des savoirs, dans des connaissances, dans des cultures.
Je vais vous donner un exemple: prenez un point. Un point n'a pas de dimension dans un espace. C'est une donnée. Plusieurs points reliés entre eux, c'est une information : cela fait une ligne. Plusieurs lignes reliées entre elles, cela fait un plan. Ce plan est la relation des informations entre elles; c'est un savoir. Et plusieurs plans reliés entre eux dans trois dimensions forment un cube. Ce cube est l'équivalent des connaissances.
Cela veut dire que l'intégration des données dans les informations, des informations dans des savoirs et des savoirs dans de la connaissance, constitue un ensemble, un processus qui permet d'éviter qu'on ne se noie dans l'information. Sinon je suis d'accord avec vous : la révolution de l'information ne sert à rien si c'est pour ajouter de l'information à de l'information et du temps à du temps déjà mal géré. Cela ne sert à rien. Si cela ne crée pas du sens par intégration dans des cultures c'est inutile et on n' a en face de soi que des gadgets technologiques à communiquer qui vont encore plus enfermer les gens dans des bulles électroniques.
P V : Je crois que ce que vous venez de dire sur la navigation virtuelle dans un espace infini (bien sûr au sens mathématique) d'abord confirme que l'espace réel est fini - ce qui est un constat extraordinaire. Ce n'est pas simple -. Il est vrai que le problème du 19ème siècle est central. Je crois que le 19ème et le 21ème vont se rejoindre par-dessus le 20ème d'une certaine façon.
A F : C'est à dire ?
P V : Le 19ème siècle, comme vous le disiez, invente non seulement une information et une culture quotidiennes. Je suis un enfant des instits et j'en suis fier. Mais il invente le sens de l'histoire et toutes les catastrophes que l'on a pu voir dans cette perspective du temps. En écoutant Joël de Rosnay, le 21ème nous parle plutôt de l'axe du temps. Au sens où cet axe irréversible qui est celui bien évidemment de la non-concordance des temps. Le terme concordance des temps est intéressant parce qu'il introduit une question de pathologie dans le temps. La concordance des temps dans le plan biologique c'est ce que l'on appelle la chronaxie: pour qu'un muscle soit agi par des nerfs il faut qu'il n'entre pas en résonnance sinon, vous le savez, cela vibre. C'est un phénomène de non-chronaxie. Moi j'ai l'impression qu'entre les grands centres nerveux de l'information et les centres musculaires que nous sommes, il risque d'y avoir des non-chronaxies, c'est à dire des vibrations plutôt dangereuses parce que ce n'est pas synchrone. Ce synchronisme viendra-t-il un jour ou se passera-t-il beaucoup de choses désagréables avant cette parfaite chronaxie entre le monde des hommes et le monde des muscles et le monde des nerfs et le monde des ordinateurs? C'est une question.
A F : Je voudrais ajouter quelquechose sur l'autre pollution dont vous avez parlé, Paul Virilio, c'est à dire la destruction de l'espace. J'ai lu une phrase incroyable dans le livre "L'homme numérique" de Nicholas Negroponte qui est directeur du Media Lab au Massachusetts Institute. Ce n'est pas n'importe qui, ce n'est pas n'importe quel ouvrage de vulgarisation paru il y a quelques mois. Il dit ceci : "La plupart des enfants américains ne font pas la différence entre la Baltique et les Balkans ; ne savent pas qui étaient les Wisigoths et ignorent où habitait Louis XIV. Et alors, pourquoi serait-ce aussi important ? Vous saviez, vous, que Reno est à l'est de Los Angeles ?" Là, on a vraiment constitution d'un cybermonde pour lequel effectivement les répartitions, les repères sont perdus et surtout ne servent à rien. C'est, au nom du nouveau monde qui se crée, un mépris pour l'ancien monde que ce nouvel espace va remplacer. Et cette idée qu'il faut d'abord se débarasser de beaucoup de connaissances inutiles pour entrer de plain pied dans cet univers. En plus, je crois qu'il y a là....
J de R : ...De plain pied, c'est une façon de parler...
A F : ...Il y a là quand même une connotation politique qui ne peut pas nous échapper parce qu'il choisit la Baltique et les Balkans à un moment - le livre est écrit au début des années 90 - où les pays baltes se libèrent d'une oppression absolution terrible. Donc ressurgissent. On nous dit: "Leur existence n'importe pas. On pourra dialoguer avec un lithuanien qui aura une adresse électronique et son adresse électronique nous suffira". Et puis d'autre part il y a une guerre dans les Balkans qu'on peut d'autant moins comprendre que précisément tout cela ce sont des affaires locales et qu'on est délocalisé.
Je vois là le danger d'une ignorance grandissante et aussi une sorte de conflit entre un monde virtuel dans lequel les individus sont en quelque sorte libres de leurs anciennes appartenances. Et puis un monde ancien, historique, local, où il y a encore des querelles et des guerres. Mais des guerres auxquelles on ne comprend plus rien puisque, précisément, elles mettent en jeu les frontières et les territoires.
J de R : C'est une pensée dangereuse parce qu'elle implique une vision totalitaire à la fois du cyberespace et de l'imposition de l'anglais comme langue de conquête du cybermonde. Cette vision est dangereuse parce qu'elle remplace le lavage de cerveau par le "lavage de réseau". En d'autres termes, il faut être n'importe où et n'appartenir à rien pour être un citoyen du monde virtuel et faire partie d'une commmunauté virtuelle qui n'a plus qu'à demander sa reconnaissance par l'ONU car elle est constituée de 37 millions de personnes à l'heure d'aujourd'hui sur Internet.
Est-ce-que c'est un pays ? Est-ce-que c'est un état? Evidemment non. Pour la personne des Balkans qui a son adresse électronique, c'est un outil de communication comme le téléphone. Après tout, il faut reconnaître qu' Internet est au multimédia ce que le téléphone est à la voix. Point à la ligne. Pas davantage. Internet c'est un réseau. Et qu'on s'empresse de le démythifier totalement !
P V : Je crois qu'effectivement on retrouve là le thème de l'homme désorienté. Je rappelle que dans la colonisation - il suffit de relire Las Casas et puis aussi Lévi-Strauss - quand on voulait s'approprier une population on la désorientait en modifiant son village. Les structuralistes ont beaucoup écrit là-dessus. Or j'ai bien l'impression que vous décrivez exactement cela. C'est une désorientation, c'est à dire une prise en main. Quand on désoriente quelqu'un c'est une volonté de contrôle et c'est effectivement, comme le dit Joël de Rosnay, totalitaire. Et on peut même se demander, si le mot "délocalisation" ne va pas être disloqué. Puisque "dislocare" cela veut perdre le local. Donc disloquer, délocaliser, c'est le même mot. C'est intéressant.
On ne peut éviter, à ce moment-là, de parler de la guerre de l'information. Il se trouve que depuis peu de temps, relisant Alvin Töffler mais aussi d'autres textes, le Penganone est en train de mettre sur pied une révolution des affaires militaires qui repose sur l'information, sur le contrôle de l'information...
J de R : La désinformation par les réseaux...
P V : La désinformation par les réseaux. C'est à dire le contrôle total de l'information. Je rappelle que ce n'est pas la CIA qui est importante. C'est le NSA (National Security Agency) qui contrôle depuis la dissuasion, depuis 40 ans, tous les flux d'information. D'abord vis à vis des pays de l'Est et maintenant à une autre échelle. Donc...
A F : Je voudrais vous arrêter Paul Virilio. Peut-on parler aujourd'hui d'un véritable contrôle de l' information ?
P V : Il y a un projet. Absolument. Un projet américain. Mais pas seulement américain car dès que la France ou n'importe quel pays aura les moyens, ce projet sera à l'ordre du jour.
A F : On a quand même le sentiment aujourd'hui qu'il y a des journaux, des télévisions, et qu'il y en aura de plus en plus. Donc la question : "Va-t-on ou non se noyer dans toutes ces informations?" va se poser. Mais comment, dans ce système très éclaté un contrôle de type totalitaire peut-il vraiment s'instaurer ?
P V : C'est une question en ce moment avec le cryptage d'Internet. La question de l'information ne peut pas se développer sans le rapport à la désinformation, à la propagande et au contrôle. En ce moment les Américains, parce qu'ils sont les plus forts et non pas les plus mauvais, sont en train de mettre sur pied, au Pentagone, des technologies de contrôle de l'information, de mise en oeuvre d'un champ de bataille électronique qui n'a rien à voir avec celui de la guerre du Vietnam ni même de la guerre du Golfe. Il s'appuie sur cette force de l'information, sur cette capacité à gérer une situation quelque soit sa position dans le monde.
J de R : Il faut dire ce qu'il est facile et difficile de faire. Il est facile de poser des "renifleurs" sur les réseaux, des systèmes informatiques qui permettent de contrôler les flux d'information échangés sur les grandes autoroutes. Les grandes lignes. C'est possible. On sait ce qui se passe, ce qui s'échange. En revanche il est très difficile de contrôler, dans un domaine très ramifié, arborescent et foisonnant, l'information qui circule entre les gens. C'est pourquoi les propositions de censure de réseaux comme Internet - mais il y en a d'autres - sont plutôt risibles car il est extrêmement difficile d'exercer un tel contrôle.
A F : ...Donc ça relativise quand même...
J de R : Ça relativise. Mais Paul a employé le terme d'encryptage et c'est un point très important. Voilà de quoi il s'agit: il existe sur les réseaux des logiciels d'encryptage privés aussi puissants que les logiciels d'encryptage des professionnels du renseignement. Si vous et moi voulons communiquer avec ces logiciels d'encryptage présents gratuitement sur des réseaux comme Internet, il faudrait 5 à 6 ans à des organismes spécialisés mettant 10 ordinateurs parmi les plus puissants en parallèle pour casser ce code.
Question : "Est-ce-que cela favorise ou détruit la démocratie ?" Certains disent : "Cela la favorise car chaque individu peut communiquer de manière sûre avec tout autre individu sans que les "grandes oreilles" (vous pensez à celles que vous voulez) puissent vous écouter". D'autres disent : "Non, c'est un danger, car on ne peut pas contrôler l'action subversive, le recyclage de l'argent sale, la mafia". Et les gens répondent : "Mais ils le font déjà. Ils utilisent tous ces systèmes et on ne peut pas les casser". C'est une vraie question de société. Que répond-t-on à cela ? Est-on pour l'encryptage à fond, incassable ? Ou, au contraire, pour des degrés d'encryptage qui permettent une certaine forme de communication sécurisée mais qui, plus haut, peuvent être décryptés par des organismes spécialisés ?
A F : Vous avez une réponse à ces problèmes, Paul Virilio?
P V : Non, je n'ai pas de réponse. Simplement on est en train de mettre au point, de mettre sur le tapis, le problème de la bombe informatique qu'annonçait Einstein. Nous touchons du doigt un danger absolu. S'il n'y a aucun contrôle, je dis bien aucun, nous allons vers des situations qui ne seront pas politiques au sens où la politique est une régulation, mais transpolitiques. C'est à dire totalement irrationnels et totalement anarchiques.
A F : Oui, mais là c'est un peu différent de ce que vous disiez tout à l'heure. Vous brandissiez la menace d'un contrôle absolu et d'un contrôle totalitaire. Mais là il y a une autre menace, peut-être d'ailleurs plus vraissemblable : celle d'une absence totale de contrôle...
P V : Mais il y a les deux ! Il n'y a pas de bombe atomique sans dissuasion. Il n'y a pas de bombe informatique sans dissuasion.
J de R : Vous savez ce qui est intéressant ? On retrouve les idées fortes de la théorie du chaos. D'un côté on voit l'anarchie totale qui est non créatrice d'auto-organisation et d'ordre; de l'autre l'ordre rigide, structuré, contrôlé. Et entre les deux, la complexité qui nous intéresse : la démocratie, la vie, la société, l'écologie, l'environnement. Tout ce qui est complexe, instable, transitoire, en bordure du chaos...
A F : Et toujours menacé.
J de R : Et toujours menacé. Et toujours à reconstruire !
A F : Parmi les choses menacées, il y a - vous en avez parlé l'un et l'autre en termes différents - la culture. C'est sur cette question que je voudrais que nous finissions l'émission. Je voudrais citer une très belle réflexion de Saint-Exupéry que j'ai trouvée dans le livre de Paul Virilio. "La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres parce qu'elle nous résiste. L'homme se découvre quand il se mesure à l'obstacle". Je crois que l'on peut parfaitement appliquer cette réflexion à l'art. Il n'y a pas d'art sans matérialité, sans obstacle. Ce dont on peut s'inquiéter, c'est précisément, pour la survie de l'art, de la culture, de la création, de l'oeuvre, eh bien de cette dématérialisation par la technique. C'est le paradoxe dans lequel nous vivons. Avant, ceux qui étaient hostiles à la technique l'étaient au nom de l'idéalisme parce qu'ils n'aimaient pas cette idée trop matérielle de l'homme. Maintenant, face à la technique, on défend quand même une certaine matérialité du monde. Et si cette matérialité disparait, n'y a-t-il pas un risque pour l'existence même des oeuvres ?
P V : Je crois que la culture a toujours été un combat avec l'Ange. Les technologies - que ce soit la peinture, le théâtre, la danse, la musique - il n'y a pas de développement d'une culture sans résistance à l'irrationnalité et à la folie d'un objet technique quel qu'il soit. C'est vrai de la musique. C'est vrai de l'électronique aujourd'hui. Je crois que l'intérêt de ces technologies nouvelles seraient de réhabiliter le corps. J'ai envie de dire qu'il ne s'agit plus tant de sauver les âmes que de sauver les corps. Et sauver les corps c'est sauver l'art.
A F : Je voudrais donner un exemple concret. On sait le rôle que, dans la musique, jouent les ordinateurs, l'informatique. Il y eut une époque où le compositeur était aussi un instrumentiste. Parce qu'il était un instrumentiste, il vivait, il avait ce contact avec la résistance de l'instrument. Maintenant il fait des opérations incroyablement compliquées mais il n'a plus cette résistance. Il peut composer la musique la plus difficile sans instrument. N'y a-t-il pas là un danger: un compositeur divorce d'avec l'instrumentiste pour entrer dans une symbiose avec l'ingénieur ?
J de R : Il y a un risque, bien entendu. Je pense qu'il ne peut pas avoir de création sans une matière qui résiste.
Dans le mot "information", il y a un double sens : "Je m'informe, avec de l'information" et "J'informe la matière, je lui donne forme". Et donner forme, c'est ce que fait le potier : informer la matière. Croyez-moi, c'est extrêmement coûteux en énergie et en information que d'informer aujourd'hui une matière même virtuelle. Cela demande de faire mieux ou plus que les autres n'ont fait. La culture est toujours liée à des outils. Outils et culture marchent ensemble. De la pierre polie à la parole...
A F : Vous pensez qu'on peut parler de matière virtuelle autrement que par métaphore ?
J de R : Bien entendu. La matière virtuelle résiste, elle aussi. Dans le temps, dans l'espace, dans la difficulté, dans la complexité.
P V : On a mis en forme la masse. On a mis en forme l'énergie. Il reste à mettre en forme l'information.
J de R : Mais plus que de l'information, il faut surtout de la sagesse !
A F : Nous en terminerons sur cette exigence et sur cet appel à la sagesse. Je vais citer la phrase qui clot l'entretien qu'a donné Paul Virilio dans le "Magazine littéraire". Elle peut, je crois, servir de conclusion : "Jacob est un homme libre. Il se bat contre l'Ange toute la nuit. Cet Ange est son Dieu. Il le révère. Mais il se bat pour rester un homme debout, un homme libre. Au matin il dit à l'Ange : "Lâche-moi, j'ai combattu toute la nuit." La technique c'est le combat avec l'Ange. Si l'on ne se bat pas contre la technique on n'est pas un homme libre."
Je rappelle le titre de vos deux ouvrages : Joël de Rosnay : "L'homme symbiotique - Regards sur le troisième millénaire". Aux Editions du Seuil.
Paul Virilio : "La vitesse de libération". Aux Editions Galilée.