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La course à la compétition enlève à la dimension humaine un certain nombre de qualités

Interview de Joël de Rosnay par Alain Gordon-Gentil pour l'Express de l'Ile Maurice, 14 octobre 1998

Le directeur de la stratégie de la Cité des sciences et de l'Industrie en France, Joël de Rosnay, tel un artiste, nous décrit son univers informatique où l'être humain, ancré au centre de sa démarche scientifique, donne, selon lui, du sens à son action. Une action, dit-il, dans une interview exclusive à "l`express", basée sur une démarche systémique où "la connaissance est brassée en permanence". Il dit aussi aimer la phrase de Michel Serres : "Une personne cultivée est une personne non-compétitive".

Celui qui confie vivre en permanence avec un regard neuf nous parle aussi de notre monde et nous apprend à le regarder avec d'autres yeux. À l'abri des craintes aussi bien réelles qu'irrationnelles.

Par ailleurs, Joël de Rosnay pense que la culture permet aux hommes "d'intégrer les éléments épars qui donnent du sens à sa vie personnelle". Hier, lors d'une conférence organisée par Mediatool à l'Alliance française, le scientifique français a fait un véritable plaidoyer pour que Maurice s'ouvre davantage sur l'Internet et mette en place des réseaux Intranet. M. de Rosnay a, d'autre part, proposé la fédération des sites Internet.

Car, pour le chercheur, "la culture donne du sens à la vie et on peut aussi donner du sens à sa culture en la communiquant, sans s'enfermer". La culture de chacun doit être profitable à tous, insiste-t-il ...
  
Propos recueillis par Alain Gordon-Gentil

Joël de Rosnay, à vous lire, à vous écouter, on a l'impression que vous êtes habité de cette "ingénuité du regard neuf" dont parlait le Pr Jacques Monod il y a maintenant plus de 30 ans alors que la biochimie cellulaire en était à ses balbutiements...

- Je vis en permanence avec un regard neuf. J'essaie de dépoussiérer mon esprit et d'offrir à ceux qui me lisent ou à ceux qui m'écoutent une vision nouvelle, restructurée par rapport à ce que j'ai dit avant. Je me recopie très peu. Chaque conférence est une occasion de tester une nouvelle idée ou le chapitre d'un nouveau livre. Je suis en recherche permanente et j'espère, en création continue.

La recherche ne demande-t-elle pas aussi des temps d'arrêt, de recul pour mieux évaluer sa propre recherche ?

- Oui, c'est vrai. Il faut s'arrêter pour remettre à jour tout ce qu'on a appris. Acquérir des connaissances, c'est une chose. Gérer ses connaissances est une autre chose. Il est trop dommage de courir derrière des informations nouvelles si l'on n'a pas la discipline de digérer, de restructurer, de recontextualiser les informations acquises. La connaissance ce n'est pas la juxtaposition de petites matières que l'on ressort des tiroirs quand on en a besoin, mais un brassage continu de savoir et de savoir-faire...

Une sorte de Tout cohérent ?

- Absolument. L'exemple que je donne dans l'Homme symbiotique est le suivant : Je dis que nous sortons de la démarche encyclopédique pour entrer dans une démarche systémique. Dans la démarche encyclopédique, la connaissance est rangée comme une sorte de gratte-ciel où l'on rajoute un étage ou une pièce à un étage à chaque fois qu'il y a une connaissance supplémentaire. Ce qui donne rapidement une sorte de labyrinthe pour aller chercher une nouvelle information.

Il va falloir aller à l'étage 22, couloir 32, salle 2712. En revanche, la connaissance systémique est comme une sphère. Elle peut être petite comme un point ou immense, elle est toujours une sphère. Dans cette sphère, toute la connaissance est brassée en permanence. Quand on apprend quelque chose sur l'écologie, cela peut servir à l'économie. On apprend quelque chose sur l'économie et cela pourra servir à comprendre certains mécanismes biologiques. Voilà comment je vois la connaissance moderne. Quelque chose qui se rebrasse et se reconstruit en permanence.

Si l'on vous affirmait que la finalité du savoir est de rendre un homme meilleur, trouveriez-vous trop de naïveté dans cette affirmation?

- Oui, je trouverais cela naïf. Parce que je voudrais que l'on me définisse le mot "homme meilleur". Meilleur dans quoi, meilleur ou meilleur pour quoi? Tout cela est trop subjectif. C'est un jugement de valeur qui implique déjà l'intégration d'un certain nombre de valeurs qui ne sont pas toujours partagées par tous sur le plan philosophique, religieux ou personnel. Je dirais plutôt que l'acquisition de la connaissance permet de développer la culture de chacun. La culture, pour moi, ce n'est pas la culture des cultivés qui savent un peu de rien sur un peu de tout. Ni la culture de spécialiste qui sait tout sur un petit rien. La culture de l'homme moderne, c'est quelqu'un qui est capable d'intégrer des éléments épars qui donnent du sens à sa vie personnelle.

Cette définition de la connaissance que vous donnez n'est-elle pas, en fait, la définition de l'intelligence ?

- D'une certaine manière oui, les deux peuvent être reliées. Intelligence du mot intelligere veut dire "relier ensemble". Mais dans l'intelligence moderne, il n'y a pas seulement la capacité de relier, mais aussi la capacité d'adaptation, d'émotion. L'intelligence comme la connaissance est un Tout qui s'exprimera de manière différente selon les personnes. On peut donner l'impression de savoir beaucoup alors que l'on ne sait pas grand-chose. On peut, par ailleurs, donner l'impression de ne rien savoir alors que l'on a acquis une somme d'expérience, d'observations et de savoir-faire. C'est vers cela que je vais. La finalité du savoir, c'est la compréhension du monde, la capacité d'agir sur ce monde. Le résultat de cette compréhension et de cette capacité relève de ce qu'on appelle d'un terme très général la culture. Donner aux hommes le moyen d'intégrer les informations et lui permettre ainsi de donner du sens à sa vie et à ses actions.

Doit-on aller jusqu'à dire qu'un homme sans culture est un homme dont la vie n'a aucun sens ? Ce serait d'une formidable cruauté...

- Michel Serres disait : "Une personne cultivée est une personne non-compétitive". C'est une définition très mystérieuse. Il entend par là que la course à la compétition enlève à la dimension humaine un certain nombre de qualités dont la capacité d'écoute, l'ouverture à l'autre. J'aime bien cette idée. La culture donne du sens à la vie et on peut aussi donner du sens à sa culture en la communiquant. La culture de chacun doit être profitable à tous. On ne peut pas s'enfermer. On stérilise la connaissance et on s'endort avec elle.

Vous vous passionnez pour l'éducation et l'école de demain. Vous vivez dans un pays où le ministre de l'Education, Claude Allègre se demande si le monde du savoir est aussi celui de la raison. Que lui répondez-vous ?

- Claude Allègre dans son très beau livre "Dieu face à la science" auquel vous faites allusion est un homme bien placé pour en parler. C'est un rationaliste qui essaie d'analyser comment la science et la religion sont les faces d'un même phénomène qui a coévolué. J'aime bien le mot coévoluer. Pour moi, la science c'est la raison. C'est un monde où la raison raisonnante peut être mise à l'épreuve dans le cadre d'hypothèses, d'expériences pour conduire ensuite à des théories.

Ma formation en tant que scientifique est d'essayer d'envisager les problèmes qui se posent à nous en termes d'expériences réalisables et de confrontation de résultats avec d'autres scientifiques pour voir si cela va être confirmé ou infirmé. Bien sûr, on peut entrer dans d'autres interprétations : romantiques, poétiques, idéologiques, philosophiques ou religieuses. Je ne les rejette pas. Mais en tant que scientifique, nous devons "utiliser" la règle du jeu scientifique qui a été depuis longtemps définie - qui est certes contraignante, mais c'est la seule que l'on ait - et l'on a démontré qu'elle fonctionne dans certains cas.

Le fameux postulat de l'objectivité...

- ...qu'affirmait Jacques Monod, bien que les bagarres entre scientifiques fassent que l'objectivité se perd, comme dans tous rapports de force ou de pouvoir, cela peut devenir une lutte de subjectivité. Néanmoins, je pense que la rationalité scientifique est un axe contraignant, mais qui nous permet d'avancer. Cependant, certains scientifiques en restent là. Ils se disent qu'en dehors de cette rationalité, il n'y a rien. Tout le reste étant pour eux spéculation philosophique ou fausse science. Prenons l'acupuncture. Pendant des siècles, on a considéré l'acupuncture comme une fausse science, jouant sur l'effet placebo. Pourtant, aujourd'hui on a démontré que c'était dans certains cas des choses très sérieuses. Je refuse de rejeter tout en bloc. Je suis un pragmatique. Je dis : Il faut voir.

Votre réflexion propre ne sort-elle jamais du cadre scientifique ?

- Je ne suis plus un scientifique de laboratoire. J'ai fait beaucoup de recherches, j'ai dirigé des recherches à l'institut Pasteur, mais aujourd'hui je suis un chercheur qui recherche dans le domaine philosophique, de l'information, ce qui me permet d'écrire mes livres, de faire des enseignements. Je suis passé volontairement un peu de l'autre côté. Je suis un ancien chercheur communicateur. Je me considère comme un scientifique avec une méthode scientifique, mais ouvert à toute démarche complémentaire qui peut apporter des informations d'une autre nature. Je suis ouvert à la poésie, à l'exploration mentale, à l'art, à la méditation, à tout ce qui peut apporter une connaissance complémentaire que la raison ne peut apporter.

La question de la foi est inévitable face à un scientifique. Etes-vous de ceux qui pensent que "par construction, par méthode, la science exclut Dieu de son champ ?"

- La foi est par définition une démarche antiscientifique. Elle veut dire que l'on peut croire sans avoir les moyens de démontrer sa croyance. Par règle du jeu, la science exclut Dieu de son champ.

La foi est-elle une démarche que vous ne pouvez vous permettre ?

- Ce n'est pas ce que je veux dire. Je dis que le scientifique a sa démarche, le croyant la sienne. Peut-il y avoir des scientifiques croyants ? Oui. Est-ce qu'il peut y avoir des scientifiques non-croyants qui ont une démarche pour essayer de comprendre l'univers et dans lequel, éventuellement, entrerait une croyance en quelque chose de plus grand qu'eux, je dis : Pourquoi pas? Je suis en recherche permanente?

Vous célébrez avec beaucoup d'ardeur les progrès de la micro-informatique, comment réagissez-vous face à ceux qui pensent que de son rôle d'outil, l'ordinateur est devenu pour certains presque un but en soi ?

- On peut considérer que l'automobile, qui est passée de zéro individu à un milliard en un siècle, est devenue une fin en soi. Voilà une machine mécanique qui est venue se rajouter à l'espèce humaine. Vu d'une autre planète, un Martien qui regarderait l'évolution de l'automobile et qui pourrait l'assimiler à une espèce vivante pourrait se dire : Voilà une espèce qui a réussi. Elle est sortie en un siècle de zéro à un milliard, elle a asservi l'homme à sa propre nourriture : l'essence, à son propre maintien : la réparation, les garages, à sa propre reproduction : les usines.

L'homme dépense un argent fou pour sa voiture, ses vacances reposent sur l'automobile, les villes sont construites autour de l'automobile, il y a des guerres pour aller chercher du pétrole afin de faire marcher les automobiles. Voilà donc un état d'asservissement complet entre la machine et l'homme. Pourtant, nous le savons aussi, l'automobile a été un outil de libération, de communication, pour l'homme, mais il a aussi été une machine très contraignante pour l'homme. C'est la même chose pour l'informatique. C'est un outil de libération, d'accès au savoir, mais il peut aussi enfermer les hommes, les isoler dans une sorte de bulle électronique.

C'est un outil, non plus mécanique comme la voiture, mais un outil informatique qui défie ma propre intelligence et qui quelquefois peut même aller plus vite que moi pour répondre à certaines choses. Tout cela pour vous dire que l'homme doit être toujours préparé à ces défis pour ne pas perdre ce qu'il y a de plus humain en lui. Et c'est pourquoi je prône une relation technologique humaniste. Je me décris comme un technologue humaniste. Le défi du futur, c'est cette symbiose entre les outils électroniques et le corps et l'esprit humain; chacun trouvant dans cette symbiose ce que l'autre lui apporte. C'est ça le défi.

L'homme symbiotique dont je parle dans mon livre est un homme qui reste lui-même dans son émotion, dans sa capacité de vivre une vie pleinement humaine parce qu'en interface ­ je sais, le mot est horrible ­ avec tous les outils de la technologie qui va augmenter sa sphère d'action dans le monde qui est autour de lui. D'où la nécessité de la formation pour mieux maîtriser les outils. Quand le livre est arrivé, certaines personnes ont dit : c'est la pire des choses. La pensée sera gelée dans des feuilles de papier, on va perdre la mémoire, l'homme va s'isoler entre ses deux feuilles de papier. Or, on a vu que le livre est un tremplin pour l'imagination, la créativité, l'intelligence et nous emmène vers une étape supérieure.

Le réseau Internet donne-t-il des signes de nous emmener vers cette étape supérieure ?

- Progressivement, oui. Avec certes des grincements, nous avançons à tâtons parce que nous sommes en train de construire un niveau supérieur de complexité du tissu humain dont nous ignorons les aboutissements et dont nous voyons par contre les contraintes : les pirates, la perte de confidentialité, les dangers du commerce électronique, la nécessité d'un contrôle. Ca, on le voit tout de suite. Par contre, nous avons du mal à comprendre que nous sommes maintenant partie intégrante d'une sorte de système nerveux planétaire dont nous sommes les neurones et qui commence à avoir une sorte de pensée collective diffuse qui pourrait se retourner contre nous si nous ne savons pas l'utiliser pour notre avantage, c'est-à-dire pour plus de liberté et de solidarité.

Cette pensée universelle diffuse dont vous parlez va-t-elle se coaguler pour offrir une sorte de pensée unique ?

- Nous avons tous cru avec Internet qu'en employant l'anglais, par exemple, cela allait devenir une espèce de machine à homogénéiser. Or, depuis trois ans, on voit qu'Internet devient une énorme machine à diversifier. Il se crée des pages personnelles, bientôt des home channels où chacun fera sa petite chaîne de télé. On a aussi vu qu'il se crée plus de sites non anglophones dans le monde d'aujourd'hui. Internet est une machine à différencier. Ce cerveau planétaire en construction représente, à l'état embryonnaire, l'étape suivante de la complexité de l'espèce humaine. L'étape actuelle la plus complexe, ce sont les villes et les nations. On n'a pas été plus loin dans la complexité.

Il est en train de se créer des choses dont nous n'avons pas de plans, mais dans lesquels nous sommes les cellules et les acteurs. Nous n'avons aucun moyen de planifier cette organisation supérieure; nous ne faisons que constater les résultats. Ce que j'essaie de dire, c'est : regardons dans ce qui a été construit avant si la nature n'est pas économe et si elle n'utilise pas les mêmes patterns qui pourraient nous aider à planifier un peu ce que nous sommes en train de construire. Cette collectivité qui émerge, je l'ai appelée le cybionte. Une sorte d'être collectif qui sera un danger ou une chance. On verra bien.

Nous sommes sur les berges de l'an 2000 et nous voilà encore apprentis sorciers...

- On vit de risques permanents. L'homme est un être qui aime se faire peur... Nous traficotons, nous bricolons, nous n'avons pas de plans. Certains diront tant mieux. D'autres, comme moi, pensent qu'il faut avoir un minimum de connaissances de ce qui s'est passé avant pour au moins essayer d'emprunter des voies pour après...

Plus les techniques de communication progressent, plus les hommes communiquent mal entre eux, d'où des conflits incessants autour du globe. Ne trouvez-vous pas cette équation inquiétante, sinon désespérante ?

- Ça dépend de ce que l'on appelle communiquer mal. Est-ce que les hommes se tapent plus dessus aujourd'hui qu'à l'époque des Croisades ou des guerres de religion ou à l'époque des tribus primitives ? Je ne le crois pas. Ce qui m'inquiète, c'est que plus il y a de moyens de communications, moins il y a de sens dans ce que les gens se disent entre eux. C'est cela qui m'inquiète. Les contacts sont devenus un peu froids ou alors sans intérêt. On parle du temps et d'autres banalités.

Le monde de la recherche est un univers feutré où les neurones travaillent en paix, dans une abstraction relative. Le choc est-il violent lorsque vous vous retrouvez confronté, au cours de vos voyages, aux pays où l'on meurt de faim, par exemple? Comment concilier que l'on soit sur la même planète ?

- C'est sûr. Nous vivons, nous les scientifiques, dans un monde intellectuellement et matériellement privilégié. Moi, j'ai l'attitude immédiate face aux drames et aux décalages que nous vivons de l'enseignant qui veut aider. J'ai dans ma nature le souci de donner, d'offrir de partager. C'est peut-être de l'altruisme, mais j'ai envie d'aider à changer le monde par les gens. Je crois avoir une âme d'enseignant. Ce qui est certain: c'est le plus beau métier du monde.