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Intégrer la complexité est la clé du progrès

Interview de Joël de Rosnay par Patrice Van Eersel, pour la nouvelle revue "Clés", Octobre-Novembre 2010, p.52-57

 Clés : Vous aimez vous définir comme un « opti-pessimiste »…

 Joël de Rosnay : J’aime beaucoup cette formule d’Edgar Morin, qui se refuse, comme moi, à se laisser enfermer dans un dualisme manichéen stérile. Nous sommes entrés dans l’ère de la complémentarité : non plus « ou/ou », mais « et/et ». Je suis un optimiste inquiet et un pessimiste serein. Mes inquiétudes concernent l’incapacité du monde politique, industriel, parfois aussi philosophique, à intégrer l’accélération générale et à comprendre la nouvelle culture qui en émerge.

 Clés : En quoi consiste cette nouvelle culture ?

 JdR : Vaste question, que je vous présenterai en trois volets, trois regards. D’abord, nous sommes entrés dans le temps de la complexité – ce qui ne veut pas dire de la complication, au contraire – et des sciences du global. Ensuite, il me semble essentiel d’assimiler à quel point en biologie, la nouvelle discipline qu’on appelle l’épigénétique a brisé le « fatalisme génétique » : nous savons désormais que notre destin n’est pas totalement prisonnier de nos gènes et que nous pouvons, en partie, prendre notre vie en main, jusqu’au au fond de nos cellules. Enfin, je pense que la génération montante, celle des teen-agers de la « génération Internet » (la NetGen), est en train de créer une relation au monde radicalement nouvelle, parce que, malgré ses handicaps, elle intègre justement la complexité et les interdépendances. Nous devrions nous en inspirer pour gérer le monde à venir, plutôt que de nous méfier, une fois de plus, de la jeunesse.

 La révolution de la complexité

 Clés : Commençons donc par la complexité…

 JdR : C’est la grande révolution scientifique de notre temps. Elle touche tous les domaines, mais plus spécialement la biologie, l’écologie et l’économie. Commencée il y a un demi siècle, elle connaît depuis vingt ans une forte accélération. Désormais, les chercheurs, quelle que soit leur discipline, évoluent d’une vision analytique et séquentielle vers une vision systémique et intégrative. Depuis l’analyse cartésienne, l’approche synthétique était considérée comme trop englobante, trop contextualisée : elle ne donnait pas prise au raisonnement scientifique. Seule l’analyse permettait de faire des expériences et d’échafauder des hypothèses. Aujourd’hui, pour les chercheurs de la complexité (qui travaillent notamment au Santa Fe Institute avec des pionniers comme Brian Arthur ou Stuart Kauffman, ou à l’Université Libre de Bruxelles, dans la suite d’Ilya Prigogine) analyse et synthèse se complètent au sein d’une méta-disciplinarité. Celle-ci intègre la théorie du chaos, l’approche fractale, les structures dissipatives, la dynamique des réseaux, la cybernétique, la simulation sur ordinateur, etc. Et des relations fécondes apparaissent entre les disciplines.

 Clés : Concrètement, dans quels domaines cette révolution se met-elle en œuvre ?

 JdR : Si j’ai cité en tête la biologie, l’écologie et l’économie, c’est qu’elles font déjà partie de ce que les Américains appellent les « sciences intégratives » (integrative sciences), qu’hélas notre système d’éducation ignore encore : on peut ainsi apprendre les mathématiques à partir de la biologie, la physique à partir de la cybernétique, ou l’économie à partir de l’écologie... Comme si, de la complexité, émergeait peu à peu une unité de la nature. L’expression est forte, mais on peut l’assumer. Dans les domaines les plus variés, on peut voir en effet des homologies, des résonances, si bien que les différents regards que nous posons sur le monde se rassemblent progressivement autour d’une vision globale. Cette vision unifiée débouche sur une approche neuve de la science.

 Clés : N’est-ce pas ce processus qui fait qu’à force d’approfondir l’analyse moléculaire, chacune dans son coin, les grandes disciplines médicales ont abouti à ce qu’on appelle la psycho-neuro-immuno-endocrinologie ?

 JdR : Exactement. À l’institut Pasteur, comme au MIT ou à Princeton, se pratique depuis une quinzaine d’années la « biologie systémique ». Grâce au Grid Computing, connexion de très grands ordinateurs par Internet, on parvient à simuler le vivant, en intégrant différentes disciplines biologiques entre elles. Chacune continue son analyse propre, mais en même temps, une vision globale de la vie et de la santé apparaît, avec des retombées passionnantes dans la compréhension et la simulation du métabolisme cellulaire, donc dans l’élaboration de nouveaux médicaments.

 Clés : Cette approche n’embarrasse-t-elle pas les grands laboratoires pharmaceutiques ? Elle révèle que chaque individu est unique et devrait donc être traité de façon personnelle, alors que ces laboratoires ne savent produire qu’en masse…

 JdR : Il est certain que la révolution de la complexité va obliger ces géants industriels à des révisions considérables. En amont vers une politique de prévention, qu’ils n’ont jamais adoptée, parce qu’elle n’était pas considérée comme génératrice de profits. En aval, vers des « produits de confort » destinés, non pas à soigner mais à conférer, en particulier aux seniors, une intelligence affutée, un surcroît d’énergie, une sexualité performante, etc. Dans les deux cas, le bouleversement ira dans le sens de l’individualisation. La civilisation du numérique va elle-même engendrer un nouveau modèle de prévention. iPhone, iPad et téléphone mobile vont devenir des outils de dépistage et d’interrelation. Vous prélèverez par exemple une micro quantité de cellules dans l’intérieur de la joue, ou une nano-goutte de sang au bout de votre doigt, et vous les mettrez dans un petit appareil qui envoie instantanément les données par Internet à un centre d’analyse et de suivi personnalisé. Vous pourrez aussi prendre votre tension et l’envoyer au même destinataire qui ne tardera pas à vous répondre : «  Compte tenu de vos tests, vous ne devriez pas faire de la course à pied, mais de la natation ; plutôt manger ceci que cela ; surveiller votre taux de vitamine D3 », etc. Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique ignore tout de ceux à qui elle vend ses médicaments. Cette situation va cesser et engendrer une nouvelle économie, à base de fidélisation des consommateurs, de personnalisation des soins, et de vente d’applications pour les smartphones ou de tests de plus en plus perfectionnés.

 Clés : Cela ne va-t-il pas également nous mettre, plus que jamais, sous la coupe d’instances dominantes, façon Big Brother ?

 JdR : C’est malheureusement possible, mais cette situation peut être compensé par  l’avènement de l’épigénétique qui accorde une grande liberté à l’individu – et le soumet du même coup, il est vrai, à une responsabilité accrue.

 L’épigénétique nous rend responsables

 Clés : Une question, avant d’aborder ce second sujet. Vous parlez de prévention, mais beaucoup refusent toute démarche préventive, notamment en écologie, faisant valoir que « la science va de toute façon trouver des solutions ». Et s’ils avaient raison ?

 JdR : Ils ont tort. Pour une raison qui rejoint d’ailleurs ce dont je veux vous parler maintenant. Les solutions scientifiques et techniques ne fonctionnent que si les citoyens se les réapproprient. Les voitures électriques, l’énergie solaire, les biens durables ou les nouveaux traitements préventifs ne sont une solution que si nos modes de vie les intègrent de façon consciente et responsable. C’est… systémique et complexe. Mais contrairement à ce que semble dire ce mot, cela ne va pas nous compliquer la compréhension des choses, mais au contraire la faciliter en redonnant du sens à nos actions. Le drame est que les politiques, les industriels, une partie du corps enseignant, ne l’ont pas encore compris et continuent à fonctionner en se fixant, non sur le global, mais sur tel élément spécifique, sans tenir compte des interdépendances. Les jeunes, eux, sont à des années lumière de là… Mais laissons cela pour le troisième volet et venons-en à l’épigénétique – du grec epi, « ce vient au-dessus », donc « ce qui influence les gènes ».

De quoi s’agit-il ? Pour beaucoup, les gènes, c’est le destin : on n’y peut rien. Les généticiens ont alimenté cette vision en affirmant que l’ADN de nos six mille milliards de cellules code les principales molécules qui nous composent (Protéines, enzymes…) et que cet ADN nous est imposé dès notre conception. Les seules modifications de son programme interviennent par suite de mutations aléatoires. En réalité, ce raisonnement ne concerne que 15 % de l’ADN qui code les protéines de structure et les enzymes. On ignorait le rôle que jouaient les 85 % restant qu’on appelait l’« ADN poubelle ». Or, depuis une dizaine d’années, nous savons que non seulement ils jouent un rôle essentiel, en codant, notamment, des molécules d’ARN interférents qui modulent la mécanique génétique, mais que cette modulation dépend en grande partie de nos comportements, de nos émotions, de nos modes de vie ! Autrement dit, nos gènes proposent des partitions sur lesquelles nous pouvons largement improviser. Nous pouvons décider de fumer, de boire ou de vivre sainement. Nous pouvons garder nos émotions refoulées et conserver nos traumas enfouis, ou faire une psychothérapie pour nous libérer. Nous pouvons rester assis toute la journée, ou faire de l’exercice. Et tout cela influence directement l’expression de nos gènes.

 Clés : Toute notre conception de l’inné et de l’acquis est donc à revoir.

 JdR : Oui, en partie. Les chercheurs en ont pour des années à décrypter l’écheveau de nos interactions épigénétiques, mais nous en connaissons déjà les clés fondamentales pour maintenir notre homéostasie à un niveau de santé optimal. Il s’agit de 5 comportements interdépendants : la nutrition équilibrée, l’exercice modéré, le management du stress, l’entretien d’un réseau familial et social, et le plaisir. Chacune de ces activités stimule dans le corps des molécules qui agissent sur la modulation de l’expression des gènes.

 Clés : Cette façon d’influencer nos gènes par nos comportements, demeure-t-elle possible une fois adulte, voire senior ?

 JdR : Absolument. On pourra en particulier empêcher certains virus intégrés à l’ADN de nuire, en les inhibant grâce aux ARN interférents, base de nouveaux médicaments. Beaucoup de ces derniers ne font d’ailleurs que redécouvrir les vertus de substances que les médecines traditionnelles connaissaient depuis des millénaires. Par exemple le tanin du vin rouge contient du resvératrol, qui peut réduire l’oxydation des cellules, l’inflammation et ralentir le vieillissement. La punicalagine et l’acide ellagique du jus de grenade sont des anti-oxydants puissants. Le jus de grenade stimule aussi la production d’oxyde d’azote dans le sang, ce qui ralentit le cœur, et permet une vasodilatation  optimale, abaissant la tension et augmentant l’érection masculine. Il y a aussi les polyphénols, la pectine, la quercétine, le curcumin,… Je pourrais vous citer des dizaines d’exemples de produits traditionnels agissant sur l’épigénèse, que les industries pharmaceutique, cosmétique et agroalimentaires étudient avec grand intérêt.

 Clés : Tout cela est à la fois merveilleux et psychologiquement redoutable, parce que nous aurons beaucoup moins la possibilité de jouer les victimes. Si je ne vais pas bien, c’est moins la faute de mes gènes, ou celle de mes ancêtres, que la mienne…

 JdR : Ne caricaturons pas. La question est d’abord de mieux se connaître, pour se comprendre et essayer de s’améliorer. Et puis, il existe des « soupapes ». Ainsi, une discipline longtemps ignorée, l’hormèse, nous dit qu’« un peu de mal fait du bien » : un petit verre d’alcool, une petite cigarette, un petit excès alimentaire lors d’une fête mobilisent le corps et le renforcent !

 La génération des « digital natives »

 Clés : Et que répondez-vous à ceux qui haussent les épaules en disant : « La science obéit à des modes. Dans quelques années, vous affirmerez juste le contraire de ce que vous nous dites aujourd’hui ? »

 JdR : Je les plains de ne pas savoir se servir des puissants outils d’information dont nous disposons désormais ! S’informer intelligemment est devenu une responsabilité citoyenne. Cela prendra encore quelques années, mais nous sommes en train de passer de la société de l’information à la société de la recommandation. Les adultes de demain, nos adolescents d’aujourd’hui, savent, eux, trouver leur chemin dans la jungle informative. Venons-en donc au troisième volet de ma réponse : l’émergence d’une nouvelle génération, nos ados, nés quand Internet existait déjà, avec un joystick ou une souris à la main. Ce sont des sortes de « mutants ». Ils en savent plus sur la civilisation du numérique que la plupart des ingénieurs ou professeurs de plus de 30 ans, or on ne leur fait pas confiance –à l’exception de certaines start-up américaines qui embauchent des gamins de 14 ou 15 ans.

Il serait certes ridicule de croire qu’ils savent tout, mais les reproches qui leur sont faits sont inadaptés. On les dit superficiels, incapables de se concentrer, recherchant le plaisir immédiat, ne sachant apprécier que l’ultra rapide, etc. Mais ces défauts peuvent se retournent en qualités. Les mots clés de leur culture sont : spontanéité, temps réel, interactivité, gratification instantanée, solidarité, partage. Ils ont une vision multidimensionnelle de la réalité. La complexité ? Ils jouent avec ! Grâce notamment aux jeux vidéo. Et de là, peuvent facilement passer à une vision stratégique de la résolution des problèmes.

À universcience (l’établissement qui regroupe la Cité des Sciences et le Palais de la Découverte), nous menons des expériences quotidiennes avec eux, avec une devise : « Comprendre, Vouloir, Aimer, Construire ». Comprendre que la science peut être aussi passionnante qu’un jeu vidéo. Vouloir y jouer un rôle plutôt que d’en avoir peur. Aimer la vie et le monde… Construire l’avenir plutôt que le subir. Cet objectif est sans doute le plus dur à atteindre, quand nous passons notre temps à leur dire que l’avenir est effrayant, pollué, injuste, dangereux. Il faut pourtant y parvenir, si nous voulons préparer ensemble un monde meilleur.

Derrick de Kerckhove, ancien Directeur du McLuhan Program in Culture and Technology de l’Université de Toronto, les qualifie d’un terme que j’aime beaucoup : les Empty Heads, (têtes vides), parce que, d’après lui, « ils ont externalisé leurs processus cognitifs ». Ils recherchent une info sur Google plutôt que dans un livre, encore moins dans leur mémoire. S’ils ont besoin d’un avis, ils demandent à vingt-cinq personnes sur les réseaux sociaux ou les forums Internet. S’ils ont une opinion à donner, ils la mettent en ligne sur un blog. Ils favorisent ainsi l’émergence d’une intelligence collective dont nous n’avons pas la moindre idée ! Leurs têtes sont vides de ce qui a encombré celles de leurs parents et grand parents, mais ils sont loin d’être sots. Le risque est que ces « têtes vides » ne se remplissent que d’émotions et de violence. Le nouveau rôle des parents et des éducateurs devant être de les aider à contextualiser les informations entrantes pour donner du sens à leur vie.

 Clés : Il semble que l’innovation naisse des zones de déséquilibre. La question est donc de savoir apprendre à surfer sur les vagues de chaos sans se laisser entrainer dedans.

 JdR : C’est drôle que vous disiez ça, je viens justement d’écrire un article sur le surf que j’ai titré « Déterminisme et liberté ». La vague est un chaos organisé. Si je connais le spot où déferle la vague, je suis libre de la surfer en mettant en pratique mon expérience. C’est un peu comme « surfer la vie. Je suis à la fois déterminé par mes gènes, mon éducation, mon environnement, mais libre de mes choix et de mes bifurcations…Pour le meilleur ou pour le pire !