Interview de Joël de Rosnay sur le projet Maurice Ile Durable par Fabrice Acquilina pour l'Express de l'Ile Maurice - 8 juillet 2013
Le bilan est MID-figue, mi-raisin. D’un côté, le projet « Maurice, île durable » avance en se dotant d’une feuille de route. De l’autre, il piétine. La faute à qui ou à quoi ? Le prof explique.
Vous planchez sur quoi cet été : surf, colloque, île durable, nouveau bouquin ?
Sur tout ! Je ne suis jamais en vacances, mon travail m’accompagne partout. Grâce aux moyens modernes de communication, je suis tout entier à mes activités, partout, tout le temps. Même quand je pars surfer quelques jours sur la côte basque, le travail reste mon occupation principale.
Un nomade du travail ?
Un homme numérique, cliquable, toujours sur la brèche. C’est bien simple, le travail est mon loisir favori. Donc pas de pause, je reste concentré sur toutes mes activités, en particulier sur le projet « Maurice, île durable » (MID) qui me passionne de plus en plus.
Vous voyez des avancées ?
Certainement ! Le 14 juin dernier, le Conseil des ministres a validé un plan d’action pensé par la société civile. MID a été inscrit dans une stratégie et un budget. Chaque ministère a reçu une feuille de route. Plus qu’une avancée, c’est une étape décisive.
Une étape qui permettra de donner enfin de la chair au projet ?
Nous avons un problème, et je l’ai dit au Premier ministre : il n’y a pas suffisamment de coordination. Rapidement, il va falloir mettre sur pied un comité interministériel chargé d’assurer la transition énergétique, sans quoi rien de concret ne se fera.
Encore de la paperasserie ! Et si on essayait plutôt d’impliquer la population ?
Bien évidemment qu’il faut le faire ! Mais si l’on ne créé pas des ponts entre les ministères, rien n’avancera. Ce serait un terrible gâchis car Maurice est une île bénie des dieux. L’énergie renouvelable, c’est quoi ? Douze ressources, Maurice les reçoit toutes. C’est une chance extraordinaire, encore faut-il réussir à les combiner entre elles. L’idée, c’est que les ressources permanentes (biomasse, hydroélectricité, géothermie) compensent les ressources intermittentes (soleil, vent) - le fameux mix énergétique. Or cette stratégie-là implique une coordination qui se fait attendre.
Cela implique aussi de lourds investissements…
Les industriels ne demandent qu’à investir ! Des entreprises chinoises pour le biogaz sont prêtes, des Indiens et des Français pour les éoliennes sont prêts. Je le sais, je leur parle constamment. Au Forum de Davos, j’ai passé beaucoup de temps avec des banquiers. A Paris, je vois les responsables de Suez, de Veolia, je suis invité à faire des conférences chez eux. Je leur parle de Maurice tout le temps. A chaque fois, ils me demandent : « Quel est le projet sur lequel on pourrait intervenir ? » Je les mets en contact avec tel ou tel ministère à Maurice, mais ce n’est pas toujours efficace. Dans les ministères, les gens sont trop prudents et parfois un peu timorés. Jusqu’ici, ils n’avaient pas de vision globale du projet MID. D’où l’importance du plan national validé le mois dernier, cela devrait les aider.
La population, elle aussi, n’a pas une vision très claire. Elle associe MID a un truc d’experts, légèrement écolo et franchement barbant.
J’en ai conscience. Les Mauriciens voient MID comme un projet réservé à des technocrates ou à des scientifiques comme Joël de Rosnay. Il y a un gros effort de communication à faire. C’est pour cela que je propose que se tiennent à Maurice en 2015 les Assises nationales du MID 5E [pour Energie, Environnement, Emploi/Economie, Education et Equité, ndlr]. D’ici là, il faut que le Premier ministre aille à la télévision dire aux Mauriciens : « Nous avons lancé les grandes lignes. Maintenant, ce projet vous appartient. J’ai besoin de vous ! »
Impliquer la population est un concept élastique. Qui mobiliser en priorité ?
Les hôteliers, par exemple. Ils peuvent gérer leurs déchets grâce au biogaz, climatiser les chambres avec l’eau froide profonde de derrière les récifs. Les techniques existent et ce n’est pas cher. Mais la priorité des priorités, c’est la jeunesse, les écoliers, les étudiants. Je rêve de réunir 10 000 jeunes au Champ de Mars.
Des JMJ vertes ?
Des JMDE : Journées mauriciennes de la démocratie énergétique. On invite les clubs sportifs et les scolaires et on fait un super film que l’on montre au monde entier.
Attirer 10 000 jeunes sur le thème de la démocratie énergétique, vous avez la foi…
Et pourquoi pas ? Après tout, il s’agit de leur avenir ! Il faut que la MBC joue son rôle aussi. C’est quand même incroyable que la télé nationale ne s’implique pas davantage. L’autonomie énergétique est possible, vous vous rendez compte ? Et pas dans un siècle, en 2040. Sauf que cette idée ne plaît pas à tout le monde. Les importateurs de fuel, de charbon et de gaz constituent un puissant lobby qui œuvre contre MID, contre la démocratie énergétique et, au final, contre l’intérêt de la population.
Votre ami Khalil Elahee pense qu’ « au ministère des Finances, certains n’ont toujours pas compris l’enjeu de MID ». Vous l’auriez dit de la même façon ?
Absolument. Mais pas seulement aux Finances, plusieurs ministères ne comprennent pas l’enjeu de MID. Des industriels aussi. Ça bloque, parce que ces gens-là continuent de penser en termes analytiques, séquentiels, cartésiens, filière par filière, alors que la nouvelle approche mondiale est systémique, basée sur l’interdépendance des énergies. Quand on pense système, on oublie la notion de filière ou de centrale, on pense en termes de petites unités de productions décentralisées, connectées les unes aux autres par un réseau de distribution intelligent. Beaucoup de gens qui ont été formés aux mathématiques ou au droit ne comprennent pas cela. Ils ont une vision linéaire des questions énergétiques.
Deux des quatre axes du plan gouvernemental sont la Green Economy et l’Ocean Economy. C’est du business, l’île durable ?
Entre autres. L’économie verte est créatrice de croissance, les Allemands l’ont bien compris. Les gouvernements sont là pour donner l’impulsion, mais ensuite c’est aux industriels de créer les conditions de l’innovation et de l’emploi. Donc oui, c’est du business aussi. Les industriels mauriciens peuvent gagner de l’argent, ils commencent d’ailleurs à le comprendre. A ceux qui doutent, je recommande la lecture d’un rapport passionnant que vient de publier l’Agence internationale de l’énergie (AIE). On y apprend qu’en 2016, le renouvelable va doubler le gaz pour devenir la deuxième source d'électricité mondiale, derrière le charbon. Mieux, l’AIE nous dit que ce sont les pays en développement qui vont tirer la croissance de l’« électricité verte ».Des pays émergents ont trouvé l’argent, ils investissent. Demain, Maurice pourrait piloter cette tendance.
Vous parliez tout à l’heure d’un comité interministériel pour la transition énergétique. Piloté par qui ?
Par un député à la réputation et à l’image irréprochable.
Aïe. L’espèce est en voie d’extinction.
J’ai deux ou trois personnes en tête qui pourraient parfaitement incarner MID, politiquement et médiatiquement.
Qui ?
Je ne donnerai pas de nom.
La décision annoncée le 14 juin rend-elle plus compliquée la réalisation d’un projet comme CT Power ?
Probablement. Mais là aussi, des lobbies très puissants sont à l’œuvre.
Des lobbies qui gagnent souvent la partie, pas vrai ?
Il leur arrive aussi de la perdre.
CT Power ne verra pas le jour, selon vous ?
Difficile à dire. Mais je pense que le projet n’est pas en bonne voie. Il faut bien se rendre compte que Maurice, en terme de consommation électrique, c’est 300 mégawatts, c’est-à-dire rien, à peine un tiers de réacteur nucléaire. Clairement, Maurice n’a pas besoin d’une nouvelle centrale. Tout le pays pourrait être irrigué en électricité grâce à un mix énergétique à moduler en fonction des saisons et des régions. Comment ? En créant des réseaux de distribution d’électricité « intelligents », des smart grids dans lesquels investissent les géants de l’électricité et d’Internet.
Concrètement, ça fonctionne comment ?
On installe des puces électroniques sur le réseau existant afin qu’il s’adapte à l’offre et à la demande. On rend ainsi le réseau intelligent et économe. Cette technologie - la France s’y met - est un outil formidable pour Maurice. Mais il y a mieux et j’en ai parlé au Premier ministre, c’est le projet que j’appelle Smart Mauritius. On connecte des smart meters (des compteurs intelligents), une smart grid (un réseau intelligent) et des smartphones. Les particuliers peuvent alors mesurer et maîtriser leur consommation d’électricité, depuis leur portable, grâce à un petit logiciel. Elle est là, la démocratie énergétique. Pour moi, Smart Mauritius est encore plus important que MID. C’est mon projet pour 2020… si j’arrive à convaincre les Mauriciens.
Essayez en deux phrases...
Chaque personne devient un acteur de la démocratie énergétique. On passe du chacun pour soi au chacun pour tous.
Si c’est si beau, pourquoi attendre 2020 ?
Parce qu’un autre lobby très puissant, le CEB (Central Electricity Board), ne sait pas faire. Le CEB ne voit que des grosses centrales et des câbles qui vont de la centrale aux abonnés. Ça, c’est la vision des années 1970, pyramidale. Le monde a changé. Aujourd’hui, on décentralise la production et on encourage la société collaborative.
En clair ?
On promeut la capacité des small independant power producers, qui n’attendent que ça. Ils proposent trente mégawatts, le CEB les limite à deux.
Résumons-nous. L’île durable aurait un boulet attaché à chaque pied : le CEB d’un côté, les importateurs d’énergie de l’autre. C’est bien ce que vous dites ?
Oui. Le boulet du CEB est sa structure pyramidale, qui freine le développement de MID. Les lobbies de l’énergie fossile sont des boulets qui s’opposent à la diversification énergétique. Tant qu’ils agiront ainsi et tant que le CEB ne se réinventera pas, MID piétinera.
Que vous inspire l’approche du Premier ministre face à ces lobbies ?
Il est obligé d’en tenir compte, comme n’importe quel chef de gouvernement. Certains le font hésiter.
Serez-vous toujours son conseiller dans cinq ans ?
Même dans trente ans si le Premier ministre de 2043 veut de moi [il aura alors 106 ans, ndlr]. Je suis bénévole, je donne des conseils au Premier ministre quand il veut bien m’écouter. Si mes idées sont bonnes, qu’on les utilise. Je ne vois aucune raison de me désengager. Pour cela, il faudrait que j’ai un contrat, ce n’est pas le cas. Je suis attaché par autre chose : ma passion pour le pays où je suis né.