Interview de Joël de Rosnay par Fabrice Acquilina pour l'Express de l'Ile Maurice - 5 juillet 2015
On ne vous entend plus. Êtes-vous toujours impliqué dans le projet Maurice île durable (MID) ?
Je ne le suis plus pour le moment. Le gouvernent mauricien, en la personne du vice-Premier ministre et ministre de l’Énergie, m’a proposé de poursuivre cette collaboration (NdlR : celle-ci a débuté en 2007). J’ai refusé et j’ai expliqué mes raisons à M. Collendavelloo.
Pourtant, une annonce contraire a été faite au Parlement…
Cette annonce a été faite prématurément, sans même me laisser le temps de donner une réponse. Je le déplore.
Pourquoi vous désengagez-vous ?
Parce que ma position de scientifique est trop éloignée de la stratégie du gouvernement actuel en matière d’énergie.
En quoi y a-t-il incompatibilité ?
Ma position est la suivante : je propose de combiner des énergies renouvelables intermittentes (soleil, vent…) avec des énergies renouvelables permanentes (biomasse, biogaz, hydroélectricité…). L’idée, c’est de dire : «Cessons de raisonner en termes de filières isolées, pensons en termes de système.» Le gouvernement voit les choses différemment. Sa hantise, c’est la panne, le black-out. Cela conduit à des décisions conservatrices et polluantes, alors qu’il faudrait adopter une vision globale, ouverte et courageuse.
Cette vision implique quels changements ?
Le mot-clé de la production d’électricité, c’est le base load, la production de base. J’entends trop souvent dire, parmi les industriels et lespolitiques, que le base load à partir de renouvelables est impossible, et que seules les filières traditionnelles (nucléaire, fi oul lourd, charbon, gaz) permettent d’assurer une fourniture continue d’électricité. Ce raisonnement ne tient pas la route ! Il n’intègre pas la combinaison d’énergies renouvelables connectées entre elles en permanence.
Ce «mix» énergétique propre, Maurice en a-t-elle les capacités ?
La réponse est oui ! Maurice peut produire les deux tiers de son électricité à partir d’énergies renouvelables. C’est faisable à l’horizon 2040, à condition que la volonté politique soit là. L’île Maurice a besoin d’une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques ayant une vision globale et systémique des problèmes. Les modes de vie changent, pas les mentalités. Chaque Mauricien travaille 12 jours par mois pour payer la facture énergétique du pays, n’est-ce pas inacceptable ? D’autant plus que l’île est bénie des dieux. Maurice dispose de toutes les sources d’énergies renouvelables nécessaires pour pouvoir s’affranchir des combustibles fossiles, pétrole, charbon et gaz, dont la facture est si salée. Alléger la note permettrait de réorienter les dépenses vers l’éducation, la santé, le numérique ou les transports non polluants.
Avons-nous une politique énergétique sans ambition ?
En tout cas, elle doit être plus affirmée, c’est-à-dire soutenue par un financement adapté et une coopération internationale. Une politique ambitieuse passe aussi par d’importantes économies d’énergie et par la mise en place progressive d’une smart grid, un réseau intelligent de distribution électrique. Ce système permet de rendre chaque citoyen responsable de sa consommation d’énergie, via un smartphone. Il suffi t d’installer des puces électroniques sur le réseau existant et de les connecter à des smart meters dans les foyers. Cette technologie fonctionne dans de nombreux pays, ce serait un outil formidable pour Maurice. Cela permettrait d’aller au-delà des 20 % d’énergies alternatives que le réseau actuel est capable d’accueillir. Il faut donc commencer dès maintenant ! Cela implique de se libérer de la pression des monopoles énergétiques.
Comment ?
En travaillant ensemble, en réseau, pour favoriser les économies et la production locale d’énergie verte. La société civile a un rôle déterminant à jouer : c’est aux Mauriciens d’exercer une pression ferme et continue sur les décideurs politiques et sur les industriels, pour qu’ils évoluent vers une décentralisation de la production d’énergie.
Votre retrait de MID est-il définitif ?
Je vous l’ai dit, Maurice a besoin d’une nouvelle génération de décideurs politiques. Une génération favorable à la démocratie participative et capable de s’opposer au pouvoir des lobbys. Si cette génération émerge, je serai toujours prêt à aider mon pays, et particulièrement la jeunesse mauricienne, à construire son avenir énergétique, numérique et humain.