Interview de Joël de Rosnay par William Emmanuel pour la revue Points de Vue Initiatiques - 21 septembre 2020
Depuis plus de quatre décennies, Joël de Rosnay est au carrefour du futur. Docteur ès sciences, il a travaillé dans la biologie et l’informatique, comme chercheur, enseignant, entrepreneur, passant de l’Institut Pasteur au Massachusetts Institut of Technology (MIT), naviguant entre la France, les États-Unis et le reste du monde. Il est aussi l’auteur d’innombrables ouvrages. Aujourd’hui conseiller du président d’Universcience (Cité des Sciences et de l’Industrie et Palais de la Découverte) et président de Biotics Conseils, cet éternel jeune homme demeure l’un des plus fins observateurs des évolutions ou révolutions technologiques. Ce qui est surtout appréciable chez Joël de Rosnay, c’est sa vision positive de l’avenir. Alors que le monde traverse une crise inédite, sanitaire et économique, il est apparu indispensable de le solliciter pour échanger sur la façon dont le numérique façonne nos vies.
Points de Vue Initiatiques : Le confinement imposé au printemps 2020 pour freiner la propagation du coronavirus a accéléré la numérisation de pans entiers de l’économie :le monde semble avoir basculé « en ligne » pour faire ses courses, s’informer, se divertir, se soigner, etc. Est-ce une simple accélération de la transformation numérique ou est-ce un moment pivot, avec une prise de conscience généralisée qui permet de surmonter les peurs liées au numérique ?
Joël de Rosnay : Globalement, le numérique se développe de manière exceptionnelle. Cette évolution était déjà en cours. Le confinement l’a confirmé. Pour moi, le confinement a été un retour sur moi-même. Cela m’a permis de lire, d’écrire, de faire des recherches. Le confinement a été plutôt positif, sauf pour les libertés puisqu’il n’y avait pas de possibilités de sortir. L’écosystème numérique est le contraire du confinement puisqu’il permet une ouverture sur le monde.
PVI : Le numérique a modifié en profondeur nos modes de vie, que ce soit la sphère professionnelle ou privée. Pour l’expert que vous êtes, quel état des lieux peut-on dresser une génération après la diffusion massive des technologies de l’information dans nos sociétés ?
J. de R. : L’époque actuelle est le moment de s’extraire des contingences d’un monde qui finit, pour explorer les réalités d’un monde qui se construit. C’est le moment de « partir ». Le changement technologique se réalisant à une vitesse exponentielle, l’accompagner signifie « surfer » sur cette vague plutôt que de seulement l’observer. Des interfaces de plus en plus étroites se créent entre l’homme et les machines, conduisant l’économie à connaître des bouleversements considérables avec la désintermédiation de secteurs traditionnels à structure centralisée et pyramidale, tels que les transports, le tourisme, la banque, l’assurance, l’hôtellerie et, bientôt, l’énergie, la santé, l’alimentation ou l’éducation. En tant que « consommacteurs », nous pouvons nous adapter et accompagner ces évolutions. Le monde de l'entreprise, et évidemment celui du management, sont en train de changer considérablement en raison de la convergence des nouvelles technologies du numérique. Contrairement à ce que l'on croit généralement, ces changements ne sont pas seulement dus à internet, mais surtout à l'écosystème numérique en temps réel dans lequel nous vivons désormais et qui résulte de la convergence des différentes applications du digital : l'internet des objets connectés, les bureaux intelligents, la ville intelligente, la voiture autonome, les nouvelles interfaces homme-machine.
PVI : La société dans laquelle nous évoluons marque-t-elle un progrès général, pas seulement dans le domaine technologique et économique, ou une régression ?
J. de R. : La société dans laquelle nous évoluons marque un progrès général, au-delà du domaine technologique et économique, et certainement pas une « régression » comme le pensent les adeptes du « C’était mieux avant ». Ces bouleversements fondamentaux tiennent au fait que nous vivons désormais dans un écosystème complexe qui change radicalement nos relations avec les ordinateurs et les réseaux, mais aussi les relations humaines. C’est pourquoi il est désormais nécessaire de mettre en œuvre une nouvelle approche qui pourrait s’exprimer par cette formule : « Au-delà du numérique, retour à l'humain ». Ce qui change également, ce sont les nouvelles interfaces entre l'homme et les machines. Dans une durée très courte, nous sommes passés des claviers aux écrans tactiles et désormais à la communication vocale avec les ordinateurs. On ne s’attendait pas à une telle évolution, et aussi rapidement. De nouvelles interfaces comme Alexa d’Amazon ou Google Home, ces enceintes connectées, communiquent avec nous de manière naturelle, certaines étant même introduites dans les nouveaux téléviseurs pour remplacer la télécommande. On peut estimer que l’intelligence artificielle entrera dans les foyers et dans les bureaux par l’intermédiaire de ces enceintes connectées et avec des assistants intellectuels comme Siri d’Apple.
PVI : Qu’en est-il du lien social ? Le numérique modifie-t-il réellement en profondeur le rapport à l’autre ?
J. de R. : Le numérique modifie réellement en profondeur les relations entre les hommes. Il permet, de manière instantanée, le recours à des informations complémentaires lors des échanges. Les moteurs de recherche sont une mémoire additionnelle qui amplifie l’argumentation dans une discussion. Le numérique n’est pas une atteinte aux libertés publiques, mais plutôt un moyen de les contextualiser par rapport à des enjeux et à des valeurs. Une autre raison fondamentale de ces changements n’est autre que l'ordinateur puissant que nous portons sur nous en permanence. Le smartphone est en fait un PC 20 000 fois plus puissant que le « Personal Computer », le PC des années 70. En plus, c’est une sorte de télécommande qui nous permet de « cliquer » dans l’environnement numérique pour en extraire des informations. On voit également progresser l'intelligence artificielle que l’on peut aussi considérer sous le terme d'intelligence auxiliaire, car elle permet d'augmenter les compétences plutôt que d’entrer en compétition avec l’intelligence naturelle. Face à l’alternative cruciale « remplacés ou augmentés », préservons l’approche positive : comment être « augmentés » ? C'est pourquoi face à cette convergence technologique, il est nécessaire d'adopter une approche pluridisciplinaire dans l'enseignement et le management, d'utiliser une approche systémique qui tienne compte de la globalité et de la complexité des phénomènes en présence et, surtout, de l'interdépendance des différents acteurs technologiques et humains, enfin de pratiquer une forme de coéducation, de manière à ce que ceux qui savent puissent apprendre aux moins compétents, en particulier entre les seniors et les juniors, grâce à ce que l'on pourrait appeler la coéducation transgénérationnelle.
PVI : Les impacts sont particulièrement importants dans le monde de l’entreprise...
J. de R. : Le management moderne dans le monde digital évolue considérablement. Il ne s'agit plus seulement de la programmation et du contrôle des tâches des salariés dans le cadre d'un CDI, ni de la soumission à une structure hiérarchique, mais de partager le pouvoir transversal en tenant compte du lien humain et du lien social. D'où les cinq qualités majeures du management à l’ère digitale que l’on pourrait résumer par ces cinq mots : charisme, vision, valeurs, écoute, et confiance. Le (la) manageur(e) moderne à l’ère du digital saura écouter et comprendre les aspirations des salariés, tenir compte de leurs suggestions, de leurs innovations et de leur capacité d'évolution. Pratiquant ainsi une « poétique de l’action ». Au-delà des mots, savoir montrer l’exemple qui incite et valorise l’action. En plus de ces qualités, le (la) manageur(e) doté(e) de double compétence devra mettre en avant la transversalité dans les relations entre la science, la technologie et la société. Le décloisonnement sera la règle, le passage d'une structure pyramidale et d’une approche en silos, vers un pouvoir transversal en réseau, où les rapports de force sont remplacés par des rapports de flux, fondés sur les échanges et le partage. En plus de ces changements technologiques et de ces convergences, nous assistons à un changement de la nature du travail : nous passons d'un travail horodaté contrôlé à un travail continu augmenté. Ceci justement en raison de l'ordinateur puissant que nous portons en permanence (le smartphone) et que nous pouvons utiliser comme « télécommande universelle » pour « cliquer » dans un environnement intelligent qui, lui aussi, contribue à augmenter nos compétences. Le résultat est que l'adaptabilité au changement est possible et que l'intelligence artificielle ne sera pas en opposition avec l'intelligence naturelle, mais plutôt, comme précisé plus haut, une intelligence auxiliaire susceptible d’augmenter l’intelligence humaine et nos compétences.
PVI : On parle de plus en plus de la lutte contre le réchauffement climatique. En quoi le numérique peut-il aider à protéger notre planète ?
J. de R. : Une application de cette nouvelle approche se fera progressivement dans le domaine de la transition environnementale. Peu de domaines seront autant impactés par le numérique que l’énergétique. Grâce au numérique, dans la ville intelligente, au smartphone et à la nouvelle domotique qui lui est liée, ainsi qu’à ce que l’on appelle l’interopérabilité (GPS, smartphone, internet, Bluetooth), il devient possible d’utiliser l’interconnexion des smart grids pour distribuer, échanger de l’électricité produite par les énergies renouvelables combinées entre elles, de manière à ce que des énergies alternatives comme le vent ou le soleil soient compensées par des ressources permanentes comme la biomasse, le biogaz, l’hydroélectricité ou la géothermie. Voilà encore une application des convergences technologiques. La transition énergétique est complexe, car certains pays sont engagés de manière différente sur le long terme. De plus, la contestation des populations va s’accroître en raison de la critique de la centralisation des moyens de production, du quasi-monopole de la distribution de l’énergie, et de la déresponsabilisation des citoyens devant la production et la distribution de l’énergie. Nous avons donc besoin d’un nouveau projet politique et industriel qui implique une approche systémique, numérique et combinatoire de l’énergie. Une approche systémique essentielle. On ne peut plus raisonner en termes de filière ou de centrale, mais en termes de matrice multimodale et de production décentralisée. Ce qui implique la convergence des économies d’énergie, de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables, combinées dans un bouquet énergétique produisant de l’électricité distribuée par des réseaux électriques intelligents. Le réseau électrique intelligent joue un rôle fondamental dans cette stratégie d’avenir, car il est le catalyseur de la mixité énergétique. Les avantages d’une telle politique de l’énergie sont la souplesse, l’adaptabilité, la création d’emploi, une croissance verte à deux chiffres et, surtout, la responsabilisation des citoyens. Le problème est que certains pays ne pourront pas tout faire. En France, les investissements nécessaires dans l’énergie nucléaire, pour assurer à la fois la sécurité, le démantèlement des centrales et le stockage des déchets radioactifs, vont coûter des centaines de milliards d’euros durant les années à venir. De même que les investissements dans les économies d’énergie, l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables et les réseaux électriques intelligents. Il sera difficile de concilier la suppression progressive des uns et la montée en régime des autres.C’est pourquoi des choix déterminants devront être faits au cours des dix prochaines années. La réussite de la transition énergétique passe par l’avènement d’une démocratie énergétique participative qui motive et responsabilise les citoyens. Une telle approche pourra être celle de la « smart city » du futur. C’est une approche multidimensionnelle mieux adaptée aux rapports de flux – flux aussi bien énergétiques, financiers et des connaissances – qui s’ouvre à nous. On comprend ainsi pourquoi la transversalité est un facteur d’innovation. Au cours des prochaines décennies, les villes vont devenir de véritables centrales de production énergétique grâce au numérique. À l’échelle de quartiers d’abord, puis de métropoles entières ensuite. D’une part, grâce aux vastes surfaces de toits sur lesquelles il est possible d’installer des tuiles solaires et des panneaux photovoltaïques et aux nouveaux matériaux qui permettent aux bâtiments d’être moins énergivores, les gens vont pouvoir produire de l’électricité et la partager entre eux dans une sorte de réseau en peer to peer, un internet de l’énergie qu’on pourrait appeler « Enernet ». Les enjeux des entreprises de demain se situeront dans des bâtiments intelligents, des villes intelligentes qui deviendront de nouveaux terrains d'expérimentation pour la mise en œuvre des stratégies d'adaptation au changement. Une approche indispensable pour planifier le futur et donner de la valeur au lien humain et au lien social dans le monde du numérique.
PVI : Le numérique induit-il une nouvelle façon de penser ? On évoque parfois la perte de mémoire, une moindre utilisation du cerveau. Pour le scientifique que vous êtes, est-ce inquiétant pour l’apprentissage ?
J. de R. : Le numérique induit une nouvelle façon de penser, c’est certain. Il force à voir les interrelations, les interdépendances et le rôle des nœuds dans un écosystème complexe, l’importance globale de la réaction de l’écosystème avec chacun des éléments qui le constituent. On parle de cerveau global ou de réseau neuronal planétaire. Si on veut une information sur Michel Piccoli ou Guy Bedos, suite à leurs décès, on ouvre Google et on trouve ce que l’on cherche. Le numérique permet l’échange, le partage. Quant à l’impact sur le cerveau humain, c’est une vieille idée qui circule et qui vient de ceux qui ne sont pas favorables au numérique. En réalité, plus on utilise internet, plus on devient curieux et on veut chercher de nouvelles informations. C’est un peu comme la lecture. Plus on lit des livres, plus on veut lire. La fonction crée l’organe en quelque sorte.
PVI : Si le numérique permet de rapprocher, les études montrent paradoxalement que le sentiment de solitude, d’isolement n’a jamais été aussi fort, en particulier dans les pays développés. Comment expliquer cette situation ?
J. de R. : Il y a deux aspects. La solitude peut s’accroître chez des gens qui sont déjà en difficulté de ce point de vue-là, mais ça peut rapprocher des gens qui veulent aller vers les autres. Il n’y a qu’à voir le succès des applications de communication comme WhatsApp. Regardons les choses de manière positive.
PVI : Quand on visite un musée ou qu’on assiste à un spectacle, on constate que beaucoup de gens regardent à travers leur écran : ils passent leur temps à photographier ou à filmer.
J. de R. : Cela m’inquiète beaucoup. Je pense qu’il faut regarder ce qui s’offre à notre regard avant et photographier ensuite. Il faut jouir de l’instant présent, admirer un paysage, une œuvre d’art. Le plaisir immédiat doit être privilégié par rapport au plaisir différé. Mais c’est un problème de comportement. Le numérique est un progrès incontestable.