Depuis un certain temps, on assiste à une lente prise de conscience du problème de la longévité, à ne pas confondre avec celui de la vieillesse. La distinction n’est pas encore clairement perçue. Il faudra, pourtant, bien se rendre à l’évidence que le prolongement de la vie s’inscrit parmi les défis planétaires qui nous attendent.
Contrairement à l’éveil de l’Asie ou au réchauffement de l’atmosphère, sur lesquels il est difficile de faire des prévisions, la longévité est en mouvement et son évolution évidente.
On ne peut plus ignorer le fait que, en un siècle, la durée de vie moyenne, en Europe, a passé de 49 à 80 ans. De plus, cette tendance à la longévité va se poursuivre à un rythme d’un supplément de trois mois de vie toutes les années, soit dix ans de plus d’ici 40 ans.
Rappelons que le principe de la retraite fut instauré en Suisse en 1948, et l’âge fixé à 65 ans, à une époque où la durée de vie moyenne était alors de 70 ans.
Lorsque Bismark introduisit pour la première fois une retraite d’état, dans les années 1880, il l’avait fixée à 70 ans, soit près de vingt ans de plus que la moyenne d’âge de l’époque. Je ne sais si c’était par cynisme ou sens de l’économie !
Avec l’âge de la retraite à 65 ans et notre espérance de vie s’approchant de 80 ans, la situation s’est inversée. Aujourd’hui, nous sommes donc les bénéficiaires d’un supplément de vie de quinze à vingt années, et bientôt davantage.
On pourrait croire, à première vue, qu’il s’agit d’un fabuleux cadeau, mais il implique d’en prendre la mesure, comme l’indique le titre du livre de Joël de Rosnay : « Une vie en plus – La longévité, pour quoi faire ? ».** C’est là toute la question et si nous n’y prenons pas garde, cette révolution pourrait bien être une bombe à retardement.
L’aventure de la longévité pose un défi à notre société, dont nous mesurons à peine toute l’ampleur et le potentiel. Ce qui rend le problème encore plus explosif, est la diminution de la natalité parallèlement à la prolongation de la durée de vie.
Si j’en juge par mon expérience, je dirais qu’on a tendance à confondre les données collectives avec la réalité individuelle par des clichés réducteurs, dans lesquels chacun est supposé se retrouver. Or, par rapport aux théories sur l’enfance, l’adolescence ou la vieillesse, je ne me reconnais que très partiellement dans ces stades de vie tels qu’ils sont généralement décrits. Je pense qu’il doit en être de même pour beaucoup d’entre vous.
A cet égard, j’aime cette image proposée par Jung sur ce qu’il appelle les phénomènes d’individuation. Un tas de pierre pèse mille kilos, il y a mille pierres, conclusion logique : chaque pierre pèse 1 kilo. Or, prises séparément, aucune n’a le même poids, toutes sont différentes.
Il en est de même pour la réalité de chaque individu, celle-ci ne correspond que très approximativement à l’image collective qu’on cherche à lui imposer.
Seul l’individu est le porteur de vie. C’est la somme des comportements individuels qui détermine la vitalité ou l’inertie de la collectivité. D’où l’importance de sa structure physique, mentale et spirituelle pour l’avenir de notre société.
Lorsque j’avais 40 ans, je tâchais de m’imaginer, en observant mes aînés, dans quel état je me trouverais lors de mes 65 ans. Une chose est certaine : arrivé à cet âge, rien ne correspondait à l’idée que je m’en étais faite. Je fus surpris par le vocabulaire qui, du jour au lendemain, vous est attribué : vous bénéficiez d’une « assurance vieillesse et survivant », vous êtes « à la retraite » et, si vous désirez poursuivre votre formation, « l’université du 3e âge » vous accueille à bras ouverts. Cette terminologie m’est apparue comme terriblement démobilisatrice.
Pourtant, loin de moi de nier les remarquables progrès sociaux des cinquante dernières années, qui ont considérablement amélioré la qualité de vie de la population. Rétrospectivement, je garde toute mon admiration pour une gauche, visionnaire et moderne, des années trente, qui a su proposer des réformes sociales fondamentales ayant fait progresser la société.
Mais il faut bien garder à l’esprit que ces mises en place datent d’une époque où l’espérance de vie, comme nous l’avons déjà vu, ne dépassait guère 70 ans et par conséquent il n’était pas choquant de permettre à chacun de s’installer, dès 65 ans, dans un confortable sas pre-mortem.
Aujourd’hui, l’âge de la retraite ne correspond plus à une réalité biologique. Notre politique sociale repose sur des mythes sans rapport avec notre vécu.
En donnant souvent une place exagérée à une sorte de notion de « repos bien mérité », les forces politiques et sociales se sont conjuguées pour dénaturer la valeur de l’action et du travail.
Aujourd’hui, pour une certaine gauche, le mieux, c’est souvent le moins de travail possible. Quant à l’ultra-libéralisme, il en fait, de plus en plus, une anti-valeur, un simple objet de productivité.
Ne faisons pas du travail une malédiction : c’est une valorisation sociale et une nécessité démocratique.
C’est la vie active qui pose, me semble-t-il, le véritable défi. Il ne s’agit pas tant de prolonger la vieillesse que de réintégrer dans le système social, en les motivant, les personnes du 3ème âge, afin qu’elles puissent apporter une valeur ajoutée à la société. Valeur d’expériences, de pondération, de discernement, mais également d’enthousiasme et de maturité spirituelle.
En fait, dans les grandes lignes, nous en arrivons à connaître quatre tranches d’âge :
· L’adolescence
· La vie active
· La transition de 65 à 80 ans, le troisième âge
· La vieillesse et ses aléas, qui devient le quatrième âge
A 65 ans, j’ai eu le privilège de connaître une transition de vie active sans avoir besoin de la rechercher artificiellement. Si beaucoup vivent une retraite harmonieuse, je vois des êtres cassés par un arrêt brusque de leurs activités ou d’autres s’infantiliser ou se griser en agitations multiples, qui ressemblent souvent à une fuite en avant.
Ce surplus de vie, de quinze ans aujourd’hui, de vingt-cinq ans bientôt, n’a aucune raison de devenir un poids économique insupportable pour la société. Ce serait un immense gâchis de pertes de forces humaines et d’expériences, un grave échec de nos démocraties.
Nous sommes, le voulant ou non, confrontés à un changement radical de nos mentalités.
Dans un récent numéro de la revue « The Economist »***, il y a une réflexion intéressante à ce sujet. L’un des effets secondaires de la dernière guerre mondiale fut le fabuleux changement des structures de la société. Alors que les hommes combattaient, les femmes mirent de côté leurs journaux de mode et leurs gants de jardinage pour prendre la place de leurs maris dans les usines et à la campagne.
Elles ne sont jamais revenues en arrière, et aujourd’hui personne ne conteste que les femmes ont autant à offrir sur le marché du travail que les hommes.
Un autre bouleversement tout aussi important se prépare.
Dans une cinquantaine d’années, il apparaîtra totalement absurde de penser que la société occidentale d’aujourd’hui ait pu pousser des masses de travailleurs potentiels à rester chez eux ou dans des maisons de retraite à siroter leur thé ou à arranger leurs bégonias, sur le dos des générations actives.
Cette situation n’est tenable, à la longue, ni socialement, ni financièrement.
Aux progrès spectaculaires de la recherche médicale, s’ajoute le développement d’une approche préventive par une hygiène de vie qui reconnaît l’importance d’une meilleure discipline alimentaire, physique et psychologique.
Il s’agit de plus en plus de prévenir pour éviter ou reporter l’intervention.
Un exemple spectaculaire dans ce domaine est la disparition presque complète, par une hygiène dentaire adaptée, des prothèses, qui affectaient douloureusement toutes les générations précédentes.
Si la santé est la valeur fondamentale de la longévité, ne tombons pas dans l’utopie que nous allons échapper à la vieillesse et à la mort.
Ne basculons pas dans une sorte de rêve d’une longévité sereine à laquelle chacun peut accéder. La souffrance, la maladie, la dépression etc., restent au cœur de notre humanité. L’ignorer serait oublier la compassion.
Le vieillissement est une réalité biologique à laquelle nous n’échappons pas, mais on peut l’aborder de plusieurs manières. J’aime cette image de Joël de Rosnay : «On peut aborder la vieillesse soit comme un escalier que l’on descend, de décrépitude en décrépitude, jusqu’à la tombe ; soit comme un escalier que l’on monte, chaque marche ayant encore plus de valeur que la précédente et offrant de nouvelles découvertes. »
Mais, comme disait Woody Allen : « La vie est une maladie mortelle sexuellement transmissible ». Et avec lui j’ajouterais : « La mort ne me fait pas peur, mais je préfèrerais être ailleurs le jour où elle se présentera.»
C’est d’abord dans nos pensées que s’instaure la vieillesse. Et c’est peut-être là qu’on peut la faire reculer. On est vieux parce que les autres ont décidé qu’on l’était ou parce que l’on s’y complait en adoptant une posture rabougrie de vieillissement qui exige moins de soi.
La longévité, cela se prépare ! Non seulement sur le plan physique, comme nous l’avons vu, mais également par l’approfondissement de sa vie intérieure.
Voici quelques attitudes qui peuvent nous aider à passer plus harmonieusement du troisième au quatrième âge :
· Surmonter le mythe de l’ordinateur.
· Rester en rapport avec les autres, en s’intéressant à leur univers.
· Ne pas croire que notre expérience soit forcément valable aujourd’hui.
· Ne pas surestimer l’intérêt des amis pour les bons mots de nos petits enfants.
· L’évocation du passé ou de sa santé n'a, bien souvent, d’intérêt que pour soi-même.
· Eviter que ceux qui viennent vers nous sachent d’avance ce que nous allons leur dire.
· S’efforcer d’être une valeur ajoutée pour l’autre.
· Etre disponible pour son prochain.
· Ne pas croire qu’à un certain âge on a droit à la considération générale.
· Enfin, surtout retrouver le sens de l’émerveillement devant cette grande aventure qu’est la vie.
En ce qui me concerne, je n’ai pas d’autre choix que de me passionner pour le futur étant donné que je vais y passer le restant de mes jours.
Yves Oltramare
04.04.2006
* Adaptation d'un débat donné dans le cadre de la remise des prix AETAS le 21 mars 2006
** « UNE VIE EN PLUS – La longévité, pour quoi faire ? » de Joël de Rosnay, Jean-Louis Servan-Schreiber, François de Closets, Dominique Simonnet, Ed. du Seuil, 2005.
*** Numéro du 18 au 24 février 2006