Intervention de Joël de Rosnay à la Conférence FIFEL - Lausanne, 12 novembre 1996
Les crises successives de l'énergie ont révélé de manière soudaine et même dramatique l'aspect "physique" de la société humaine. Car rien n'échappe aux lois implacables de la thermodynamique. La société humaine, comme toute machine ou tout organisme, y est rigoureusement soumise. Les économistes le découvrent avec, semble-t-il, quelque surprise et non sans un certain retard sur les biologistes et les écologistes.
Il y a en effet peu de temps que l'on dispose des éléments nécessaires pour envisager dans son ensemble la circulation et la dégradation de l'énergie dans le société humaine. C'est-à-dire le métabolisme de l'organisme social, sa fonction principale d'autoconservation. Observer ce métabolisme "au macroscope" fait apparaître les grandes lignes d'un fonctionnement invisible "de l'intérieur".
A travers la relation entre "anatomie" et "physiologie" de la société, apparaît au grand jour la liaison longtemps insoupçonnée entre énergie, économie, écologie et entropie. Liaison qui, non seulement révèle les causes possibles des maladies de l'organisme social, mais qui suggère également les types de "remèdes" que l'on pourrait administrer à un système dont dépend, en retour, la vie de chacun d'entre nous.
Il a fallu un certain nombre d'années aux biologistes pour parvenir à une vision globale du flux de l'énergie dans les systèmes vivants, et pour créer la discipline nouvelle que nous appelons aujourd'hui la bio-énergétique . La plupart des livres de biochimie à l'usage des étudiants en médecine ont conservé l'approche analytique décrivant en détail les fonctions de familles de molécules, plutôt que l'approche systémique considérant le fonctionnement global de la cellule.
La situation est encore pire quand on considère l'écosphère dans son ensemble. Jusqu'à maintenant seule l'approche analytique, fragmentaire, a prévalu. C'est pourquoi, en prolongement de la bio-énergétique, je propose le terme d'éco-énergétique pour manifester la nécessité d'une approche globale consacrée à l'étude de la régulation du flux d'énergie dans la société.
L'éco-énergétique doit s'appuyer sur deux approches complémentaires: systémique et analytique. Dans le premier cas, il s'agit de procéder à une étude globale de la transformation et de l'utilisation de l'énergie dans la société. Dans l'autre, de faire l'analyse détaillée de toutes les transactions énergétiques dont dépendent les fonctions de production, de consommation et de récupération au sein du système social. C'est l'analyse énergétique.
L'éco-énergétique a pour but de définir les moyens permettant d'éviter l'interférence des activités industrielles et économiques des hommes avec les cycles naturels. Et surtout de jeter les bases d'une coopération réelle et efficace entre l'homme et la nature, abandonnant pour toujours l'ancienne idée de domination.
L'histoire de la société s'identifie généralement dans les livres d'histoire à l'évolution politique et économique des pays. Pourtant les lois énergétiques interviennent, elles aussi. On peut donc retracer l'histoire de l'organisation sociale sous l'angle de l'énergie. Cette approche est justifiée car les lois énergétiques ont priorité sur les lois politiques et économiques. Elles en constituent le fondement: il faut de l'énergie pour assurer le maintien d'une organisation et il faut de l'énergie pour permettre le changement et favoriser le progrès. Tout surplus permet un "bond en avant".
Dans le cas de l'évolution des sociétés, la domestication de l'énergie s'est réalisée en trois grandes étapes dont la dernière vient à peine de commencer.
La première s'identifie avec la longue phase de survie de l'humanité, à partir de l'exploitation du revenu énergétique de la terre. La seconde commence il y a environ cent cinquante ans avec la dilapidation accélérée du capital énergétique de la planète. Enfin, commence de nos jours une période de retour progressif à une exploitation plus efficace du revenu de l'écosystème, associée à l'utilisation ménagée de son capital et à la mise en oeuvre de l'énergie nucléaire.
Le passage à la seconde phase de la domestication de l'énergie co•ncide avec la découverte et l'exploitation des ressources du sous-sol: houille et pétrole. Le capital de la terre. Exploitation explosive: quelques instants seulement à l'horloge géologique...
L'organisation sociale se poursuit et se complexifie dans les villes. C'est le règne de houille, de la vapeur et des machines. La division du travail et les usines. Les réseaux de chemin de fer et les bateaux transatlantiques. L'expansion industrielle de la fin du 19ème et du début du 20ème. La naissance du capitalisme et de la classe ouvrière.
Le pétrole c'est l'énergie à bon marché: l'électricité, l'automobile et l'avion à réaction. La fantastique explosion de la puissance industrielle, de la consommation individuelle, des transports et des communications. Mais aussi la dilapidation d'un précieux capital, la dégradation de l'environnement et les déséquilibres politiques et économiques.
Face aux crises, la réaction de la société est de faire appel à la meilleure ressource énergétique de substitution que nous connaissions: l'énergie nucléaire. Mais cette substitution coûte cher en capital, en travail, en informations, sans parler des dangers nouveaux qu'elle introduit. A cheval entre deux grandes phases du développement de l'humanité, l'énergie nucléaire relève peut-être plus de l'exploitation d'un capital accumulé (financier, de production, de savoir) que de l'exploitation réelle de la terre, même si la consommation de combustible est infime.
Dans les sociétés modernes une partie de l'énergie ainsi produite doit retourner dans le système sociétal. En effet, dans une organisation complexe, chaque individu est relié aux autres par un réseau très dense de fonctions interdépendantes, impliquant des transferts d'énergie, de matériaux et de travail. Une telle organisation doit donc obligatoirement détourner à son avantage une partie du budget énergétique qui aurait dû être distribuée à chaque individu. Dans les sociétés modernes, près de la moitié de l'énergie reçue par les individus sous forme de salaires, de revenus, de produits manufacturés ou d'aliments, doit retourner à "l'organisation" (c'est-à-dire à l'Etat) sous forme d'impôts et de taxes pour que la survie du système social soit possible.
La grande question qui conditionne en partie l'avenir est désormais de savoir comment concilier développement énergétique et industriel, prélèvements obligatoires et ré-investissement dans l'éco-capital pour protéger l'environnement. C'est cette prise de conscience qui a conduit au concept de développement durable.
Mais ce célèbre concept peut avoir des effets pervers. Il risque d'enfermer le développement économique et la protection de l'environnement dans un affrontement stérile. Les propositions sont mutuellement exclusives. La croissance peut-elle payer les surcoûts de l'environnement ? La protection de l'environnement nécessite-t-elle des limites à la croissance ?
Certaines de ces approches représentent un dérapage vers un "économisme" pur et dur étayé par la seule logique de l'économie de marché. De quel droit l'économisme imposerait-il sa logique ? La science économique, on l'a vu, s'est mise "entre-parenthèses" de la nature en négligeant de considérer les entrées (ressources naturelles non renouvelables) et les sorties (rejets) de la machinerie économique considérés comme extérieure à son champ d'action. Les ressources étant jugées abondantes et illimitées et les rejets sans valeur marchande, les flux entrants et sortants n'ont pas été pris en compte.
Une autre logique, pourtant, a précédé celle des hommes et de leur économie : la coévolution des écosystèmes, avec leurs milliards d'espèces animales et végétales reliées par les grands cycles biogéochimiques. Tout un jeu de régulations subtiles et millénaires faisant intervenir l'ensemble des acteurs de la biosphère au sein de fragiles réseaux. Cette bio-économie de la nature a permis le maintien des écosystèmes terrestres et leur évolution.
Dans l'optique de régulations à long terme je propose de remplacer le terme de "développement durable" par celui de "développement adaptatif régulé". Il a, me semble-t-il, le mérite d'introduire les notions d'adaptation et d'autorégulation dans le développement des sociétés humaines en relation avec l'ensemble de la biosphère.
Certes, les régulations par le marché ou la taxation ont fait leurs preuves et il serait illusoire de s'en priver, mais leurs effets se manifestent à court terme sans instauration de plans d'ensemble. Par ailleurs, l'efficacité des mécanismes d'autorégulation exige une complémentarité des moyens mis en oeuvre. L'interdépendance des facteurs joue un rôle fondamental dans le maintien des équilibres dynamiques et le pilotage dans le temps des systèmes complexes. C'est pourquoi le développement adaptatif régulé doit s'appuyer sur une combinaison de moyens incluant les prix, les taxes, les réglementations, l'information en amont et en retour, l'éducation à l'écocivisme planétaire et la motivation des acteurs.
L'autorégulation implique aussi et surtout l'écocitoyen. Multipliée par des millions, voire des milliards de personnes, la modification des pratiques individuelles de consommation d'énergie, de biens et de services conduit à des effets globaux planétaires. D'où l'importance quasi organique d'une éducation généralisée et responsabilisante, assurant les bases de la responsabilisation.
Pour réussir cette transition, l'élément fédérateur des actions de régulation individuelles, politiques, économiques et industrielles devra être un ensemble de valeurs partagées, une éthique de l'environnement, une écoéthique capable d'agir en "régulateur" des systèmes de régulation et de fixer des limites aux dérives possibles de l'économisme. Comme l'a défini la bioéthique, il doit exister des sanctuaires non commercialisables, tel le corps humain. Pour éviter la dérive vers la marchandisation totale des biens de la nature, une écoéthique peut aider à éviter la confusion en cours entre valeur d'usage et valeur d'échange, et redonner sa pleine signification au mot "valeur". La notion de développement adaptatif régulé peut permettre de dépasser par le haut le dualisme en apparence irréductible entre développement économique et protection de l'environnement.
Le succès d'un développement adaptatif autorégulé passe par une reconfiguration de nos processus industriels et de nouvelles approches de notre utilisation de l'énergie.
A la différence des lois de régulation qui régissent la biologie ou l'écologie, nos sociétés industrielles fonctionnent en "boucles ouvertes", sans macro-régulations. Les chaînes de production et de consommation sont séquentielles, donnant naissance à des déchets qui s'accumulent dans l'environnement. La pression écologique au cours des dernières années a imposé progressivement le principe du recyclage (fermeture de boucles). Même s'il se généralise, un nombre encore limité de secteurs industriels l'appliquent.
L'industrie de l'avenir devra fonctionner comme un écosystème. L'écologie industrielle n'est pas seulement "l'éco-industrie", la marque d'un souci de protection de l'environnement par l'industrie. Ce ne sont pas non plus les produits "verts" ou le recyclage partiel des déchets. C'est la reconfiguration complète des processus industriels, depuis la régulation des flux d'énergie, de matières premières et de produits à la réutilisation rationnelle des rejets. L'écologie industrielle reconnaît la nature quasi biologique du métabolisme planétaire. Elle devra redécouvrir et appliquer les règles des chaînes alimentaires des écosystèmes : les produits et déchets des uns sont les matières premières des autres. Tout est réutilisé, recyclé, refermé par des cycles sur lesquels repose le fonctionnement de l'écosystème.
Refermer les boucles ouvertes par notre système productif et économique: tel est en effet le grand défi de l'écologie industrielle ou de l'éco-ingénierie. L'écologie industrielle, en s'inspirant des principes de la biologie, donnera naissance à une industrie démanufacturière aussi importante que l'industrie manufacturière traditionnelle. De l'automobile à l'aéronautique, du secteur du bâtiment et des travaux publics aux centrales de production d'énergie, de l'agro-alimentaire à l'électronique, tous les produits ou structures mis en fabrication seront pensés, dès leur conception, pour être facilement démontés et recyclés.
Eco-ingénierie et étude des régulations globales ouvrent d'autres secteurs aux industries de demain et à l'utilisation rétionnelle de l'énergie. Une meilleure connaissance du fonctionnement de l'écosystème va permettre aux éco-ingénieurs d'intervenir sur certains de ses grands cycles métaboliques pour produire de l'énergie ou modifier le climat.
Les régulations globales concerneront plus directement l'action sur les forêts (protection, reboisement), l'ensemencement de certaines zones océaniques pour favoriser la croissance du phytoplancton, la modification de la répartition des surfaces agricoles (zones claires et sombres), la mise en place de surfaces réfléchissantes dans les déserts, la construction d'immenses décentrales de production d'énergie solaire.
La domestication de la photosynthèse constituera un des plus grands enjeux du prochain millénaire. La réussite de la transition solaire est une des conditions déterminantes du succès de la symbiose entre l'homme et la société. La vie avait connu un défi comparable lors de l'établissement de la symbiose entre des êtres vivants primitifs se nourrissant de produits organiques accumulés dans leur milieu de vie, et ceux capables d'assurer la production de leur propre substance par photosynthèse. Cette symbiose est aujourd'hui à la base de la relation complémentaire entre animaux et végétaux. La transition solaire est de même nature. Elle concerne cette fois l'ensemble de l'espèce humaine et de la biosphère. Elle marquera le passage entre une civilisation prométhéenne puisant dans son écocapital de ressources non renouvelables ou tirant un profit à court terme de formes d'énergie contre-nature, et une civilisation gaïenne en symbiose avec son environnement.
La domestication de la photosynthèse concerne la production de biomasse ou de matériaux nouveaux, ainsi que la production d'énergie par des capteurs adaptés. Des progrès considérables ont été obtenus dans ces domaines au cours des vingt dernières années; progrès, tant théoriques sur les mécanismes fondamentaux de la photosynthèse, que pratiques sur le développement de photopiles à haut rendement ou de capteurs solaires souples utilisant des pigments photosynthétiques.
Le développement de ce que l'on appelle "le solaire" va s'accélérer. Ce secteur recouvre les cinq formes d'énergie solaire directe ou dérivée (photopiles, capteurs de chaleur, vent, biomasse, hydroélectricité). L'industrie du solaire, au sens large, va être un des moteurs du développement économique de la première moitié du prochain siècle. Mais ce développement nécessitera des nouvelles formes d'organisation de production et de consommation d'énergie : des structures décentralisées, parallèles et en réseaux, adaptées à la nature symbiotique des relations entre l'homme et la société. Des héliostructures qui s'opposeront aux infrastructures en place, telles celles représentées par les pouvoirs centralisés de production et de distribution de pétrole et d'électricité.
Des macroprojets solaires verront le jour. Par exemple, l'implantation d'immenses surfaces de panneaux et de capteurs solaires dans des zones désertiques ou sur des îles flottant sur l'océan ; la transformation de l'électricité produite en hydrogène grâce à l'électrolyse de l'eau, et la liquéfaction de cet hydrogène pour son transport et son acheminement vers les régions consommatrices (moteurs d'automobiles, centrales locales de production d'électricité par piles à combustible) ; l'utilisation de tuiles solaires pour les bâtiments et de stores solaires souples sur les vitrages ; l'installation de fermes éoliennes de plusieurs mégawatts sur des plates-formes en mer ; la cogénération d'électricité et d'eau chaude par des stations urbaines locales. De telles installations réduisent les émissions de gaz nocifs, améliorent les rendements énergétiques et responsabilisent les usagers.
Pour terminer : un regard en forme de rêve vers le 3ème millénaire. Voici deux flashes de presse, imaginaires mais fort plausibles.
Los Angeles. 7 février 2014. 14:45. UPI. Des moteurs de Stirling dans les déserts. Un moteur, inventé en 1816 par le révérend père Robert Stirling, produit de l'électricité pour le réseau californien avec un rendement record de 36%. Des paraboles géantes, capables de suivre le soleil dans sa course, concentrent l'énergie en un point particulier de chacun des 82 moteurs de Stirling rassemblés dans le désert de Mojave. Si cette première centrale solaire donne satisfaction, des dizaines d'autres centrales seront installées dans les déserts américains. On estime qu'une surface désertique de 270 km2 suffirait pour produire l'électricité nécessaire à l'ensemble des états américains.
Paris. 3 décembre 2038. 19:02. Reuter : Stations solaires en mer et dans les déserts. La société SolarMer, issue de l'ancien CEA, a inauguré hier deux stations solaires destinées à la production d'hydrogène pour la circulation automobile. Les deux unités de production ont été construites en collaboration avec le géant japonais Sumimoto et l'entreprise chinoise AquaCell. L'une des stations est composée de centaines des milliers de panneaux solaires souples flottant dans le Pacifique sur des radeaux. Située à proximité de l'atoll de Uanagunu dans l'archipel des Tuamotu, cette île artificielle mesure 5,4 km de diamètre. Des ordinateurs maintiennent l'orientation des panneaux vers le soleil afin de compenser les mouvements de la houle. Cette unité solaire produit 940 mégawatts, soit autant qu'une centrale nucléaire des années 90. L'énergie est utilisée pour l'électrolyse de l'eau et la production d'hydrogène. Après liquéfaction, l'hydrogène est acheminé par pipeline ou par bateau vers les centrales de production des cartouches-recharge des réservoirs d'automobiles fonctionnant à l'hydrogène. Une station analogue mais d'une taille plus réduite (2,5 km de diamètre) à également été inaugurée dans le désert du Sahara. La société SolarMer estime qu'en 2050, une trentaine de stations solaires marines ou situées dans des déserts produiront 36 gigawatts d'énergie.
Une dernière reflexion pour méditer sur les relations entre énergie, industrie et écosystème à l'aube du 21 ème siècle :
De même que le développement de la bio-ingénierie a nécessité le recours à une bioéthique qui limite les risques de pratiques contraires au bien de l'homme, de même le développement de l'éco-ingénierie devra s'appuyer sur une écoéthique réduisant les risques de manipulation incontrôlée de l'écosystème.