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Rétroprospective 2027

Article de Joël de Rosnay sur les images de la vie quotidienne en 2027, 1er septembre 1995

C'est le Samedi 23 octobre 2027.  

Une jolie maison de campagne dans le département de l'Yonne, une pelouse régulière grâce au gazon à pousse génétiquement contrôlée. Le toit de la maison est en tuiles de bourgogne. A peine peut-on y distinguer les tuiles spéciales pour la réception des émissions satellites et celles qui transforment l'énergie solaire en électricité. C'est l'anniversaire de Julien. Il fête aujourd'hui ses 60 ans. Une part de la famille est présente, les autres membres interviennent à heure régulière sur les écrans plats des télévisiophones installés en divers endroits de la maison et du jardin. Julien est rédacteur dans une grande revue économique créée en 1967. Il y a fait presque toute sa carrière. Il porte son habituel pantalon en velours côtelé beige et son cardigan en cashmere de couleur "lovat green" qu'il aime mettre quand il ne travaille pas. 
Chloé est sa petite-fille. Agée de 13 ans, elle est vive et curieuse, passionnée du monde dans lequel elle vit. Tout en poursuivant sa scolarité, elle travaille comme chef de projets dans une entreprise de programmes ludo-éducatifs. Un de ses grand plaisirs est de questionner son grand-père sur le monde d'avant sa naissance, et ce qui l'intéresse aujourd'hui, c'est le jour des 40 ans de Julien : le 23 octobre 2007. 
- Dis-moi, grand-père, demande Chloé, comment fais-tu pour avoir l'air si jeune? 
Julien sourit. 
- Tu sais, la biologie et la médecine ont fait des progrès considérables ces dernières années. On sait comment vieillir moins vite, rester en forme plus longtemps. Nous connaissons mieux notre corps et son fonctionnement. Les biologistes ont compris comment stimuler les défenses naturelles de l'organisme. Il existe une série d'appareils très simples, comme celui-là (Julien montre une sorte de calculateur de poche), qui permettent de surveiller certains paramètres de sa santé. La prévention joue un rôle très important, en particulier la nutrition et l'exercice. 
- Tu prends des médicaments ? 
- Jamais ! s'exclame Julien. Je me souviens des problèmes de la Sécurité Sociale quand j'avais 20 ans. Un déficit permanent, car notre société était très médicalisée. On assurait pas, comme maintenant, l'autogestion de sa santé avec l'aide de ses conseillers de vie (qu'avant l'an 2000 on appelait les "médecins"). L'espérance de vie était de 72 ans en 1987, de 78 ans en 2007, elle atteint aujourd'hui 84 ans. Quant à moi, j'espère bien vivre au delà de 100 ans. 
- Est-ce qu'il y avait à l'époque des maladies aussi graves que celle qui fait des ravages aujourd'hui et que les médias appellent "la drogue électronique" ? 
- Oui, il y avait le sida, le cancer, les maladies cardio-vasculaires, et celles causées par la cigarette (parce qu'à cette époque de nombreuses personnes fumaient) et ceci sans compter les terribles épidémies des pays du tiers monde, tels que le paludisme ou la bilharziose. A la fin des années 90, en 1999 je crois, le sida a été vaincu grâce à un traitement mettant en oeuvre un immunodépresseur, un antiviral puissant et un immuno-stimulant. Des vaccins ont été développés contre le paludisme. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour que l'on commence à traiter certains cancers au niveau moléculaire. En 2007 la médecine guérissait 8 cancéreux sur 10. Quand aux maladies cardio-vasculaires, la prévention, l'alimentation, l'exercice et surtout le dépistage précoce du gène qui les favorise, ont permis d'en éliminer pratiquement les effets, ceci à partir de 2005. 
Chloé hoche la tête. 
- C'est pour cela que l'espérance de vie s'est accrue et que les recherches se concentrent aujourd'hui sur le vieillissement. Mais parle-moi de la drogue électronique. 
- Malheureusement, les drogues ont toujours constitué un dramatique problème de société. Dans les années 80 et 90 c'étaient les drogues chimiques (héroine, cocaïne, crack). Puis progressivement, surtout à partir de 1998, les drogues électroniques ont commencé à faire leurs ravages. Aujourd'hui c'est le drame. Je dois te dire la vérité. Il s'agit de petits appareils analogues à l'"Unitcom" que tu portes sur toi pour communiquer avec le monde entier. Mais ces appareils envoient des impulsions électroniques dans la zone de plaisir du cerveau. Ces impulsions sont programmées par des microdisques laser que l'on peut se procurer facilement. Les "psycho-drogués" se laissent mourir de faim, voient les fonctions métaboliques de leur organisme se dérégler et meurent de différentes maladies ou deviennent fous. Tous les pays sont aujourd'hui atteints. On ne connaît pas de parade à cette terrible épidémie. 
Chloé frisonne. 
- Parlons de choses moins tristes. C'est quand même ton anniversaire... Raconte-moi comment tu faisais pour parler aux parents et aux amis sans l'Unitcom? 
- Dès la fin des années 80, tous les éléments de l'Unitcom existaient séparément. Surtout grâce aux progrès des technologies japonaises. Les satellites de communication, les radiotéléphones cellulaires ont permis la miniaturisation des téléphones. Je me souviens qu'en 1995 j'utilisais pour le bureau un téléphone portable de la taille de ma main qui communiquait par satellites. Vers 2005 les ancêtres de l'Unitcom commencèrent à être introduits sur les marchés. Puis les fonctions ont été regroupées. Aujourd'hui tu peux avoir sur le même terminal, une mini TV couleur, un visiotéléphone, une radioméssagerie vocale, la commande vocale de ton Expertel, ton assistant intellectuel informatique à domicile etc. Nous utilisions aussi les messageries électroniques sur Internet, le réseau mondial inter-ordinateurs, remplacé désormais par TransGlobal Net (TGN), avec la traduction automatique. 
Chloé lance à son grand-père un regard complice. 
- Je vais te faire une confidence : je préfère fermer mon Unitcom pour qu'on me laisse tranquille. Il y a trop de gens qui m'appellent. Quant aux messages sur TGN, je laisse mes agents intelligents s'en occuper. Ils se débrouillent très bien sans moi. 
- Moi aussi, je débranche souvent l'Unitcom. Mais c'est un jour un peu spécial. 
- J'ai une proposition à te faire, grand-père, allons au village chercher du vieux pain de campagne, Maman l'adore. 
- Volontiers ! On prend les électrovélos ou la Jeep ? 
- La Jeep. A ton avis, pourquoi tout le monde raffole de ces électrovélos chinois ? c'était comme ça, de ton temps ? 
Julien s'amuse de la curiosité insatiable de sa petite-fille. 
- Ce sont les meilleurs et les moins chers du monde. La Chine est devenue une formidable puissance industrielle. Elle compte aujourd'hui 1 milliard 400 millions d'habitants. A la fin du siècle dernier son économie était socialiste, puis la Chine s'est "libéralisée". Au début des années 2000 elle a intégré le capitalisme industriel. Aujourd'hui elle inonde le monde de produits compétitifs. Comme ces vélos qui marchent grâce à des batteries aluminium/air, et à l'énergie solaire convertie par des cellules photosensibles en plastique à haut rendement. 
Julien et Chloé se dirigent vers une Electroyota entièrement en fibres et polymères de synthèse, à la carrosserie aux couleurs vives. Au son de la voix de Julien, la Jeep allume ses phares et se dirige vers eux. 
- Je peux conduire ? demande Chloé. Tu me raconteras pendant ce temps comment on circulait en 2007. 
- Bien sûr. Vas-y . Parle-lui, et elle s'exécute. Prends la manette de guidage si nécessaire. Tu entends à peine son moteur : c'est une Jeep hybride. Elle a un moteur électrique pour les déplacement en ville et un moteur de Stirling en céramique pour la conduite sur route ou pour le tout terrain. Les batteries au lithium se rechargent à la maison ou grâce au Stirling. Ce fameux moteur est une révolution. Sais-tu qu'il a été inventé vers 1800 ? Il a fallu attendre 2005 pour qu'on en voie les premières réalisations commerciales. Il fonctionne avec n'importe quel carburant : alcool, gaz, charbon, énergie solaire. Ce sont les militaires qui l'ont redécouvert à la fin des années 90, parce qu'il n'émet pas de radiations infrarouges (vers lesquelles se dirigeaient les vieilles fusées sol-air) et qu'il ne fait pas de bruit. 
Chloé conduit, ravie. 
- Comme j'aime rouler sur ces petites routes ! Il n'y avait que ça quand tu avais mon âge ? 
- Non , il y avait aussi des autoroutes. Mais rien à voir avec celles de 2007, et a fortiori de maintenant. Je déteste ces files de voitures guidées par satellites et par câblage interne dans la chaussée, roulant à 200 Km/heure, avec leurs occupants en train de regarder la télé, de communiquer entre voitures, de jouer à des jeux électroniques ou à la bourse en temps réel. Je préfère, comme toi, la liberté des petites routes pittoresques. Ce qui a surtout changé avec les voitures depuis les années 90, c'est la communication. Quand j'avais 20 ans, les voitures n'avaient qu'un autoradio. Puis le radiotéléphone cellulaire s'est généralisé, ensuite la DAB, la radio numérique. A 40 ans, j'avais déjà une voiture à commande vocale avec vidéodisque embarqué pour le guidage et les cartes routières. 
- Attention, tu as un appel de Californie. C'est ton frère sur l'écran relais de l'Unitcom. 
Julien s'entretient avec son frère tandis que l'Electroyota roule vers le village. Il lui promet de lui envoyer une photo numérisée du gâteau d'anniversaire. 
Devant la boulangerie, tenant dans ses mains un magnifique pain de campagne cuit au feu de bois, Chloé se fait prendre en photo. La caméra de Julien est un combi photovidéo. Les images sont numérisées et stockées sur des microdisquettes. A peine de retour à la maison, il pourra les envoyer par TransGlobal Net à son frère qui les "sortira" instantanément sur sa copieuse couleur. 
Chloé s'impatiente. 
- Rentrons maintenant, grand-père. J'ai hâte de déguster ce bon pain ! Parle-moi encore des transports de 2007. 
Julien se met aux commandes de l'Electroyota. Il reprend son récit. 
- Le paysage de l'Europe a beaucoup changé en 20 ans. Le tunnel sous la Manche, l'interconnexion des réseaux ferroviaires TGV du nord, l'avènement des lignes de trains rapides à lévitation magnétique, ont contribué dès la fin des années 90 à unifier l'Europe. Et puis les systèmes de guidage automobile dont je t'ai parlé, comme "Prométhéus", se sont rapidement répandus. En 2007 les standards européens étaient acceptés. Le problème maintenant, c'est qu'un automobiliste reçoit trop d'information. Il y a des écrans qui clignotent, des données qui s'affichent. Pour moi, ce n'est pas vraiment le progrès. Voilà un sujet que je voudrai aborder avec toi: celui de la nouvelle pollution, la pollution par l'excès d'informations. Télés, vidéodisques, câble, satellites, journaux à domicile, télématique couleur, Unitcom, TransGlobal Net, on ne peut plus échapper à cette pléthore d'écrans. 
- Y avait-il donc d'autres types de pollutions à ton époque ? 
- Oui, malheureusement... La pollution atmosphérique, la radioactivité, les eaux souillées, les pluies acides. Tout cela c'est du passé pour toi. Mais quand j'avais 15-20 ans, c'étaient des grandes questions. Je "militais" à l'époque dans des mouvements écologistes. Leurs idées ont peu à peu percé dans les grands réseaux politiques. Mais que faire contre la nouvelle pollution par l'information ? Il y a tant d'informations parasites, inutiles et superficielles, qu'on a du mal à trier et à hiérarchiser. Heureusement que les agents viennent à la rescousse. Tiens, je te présente Alfred et Cynthia, mes agents favoris. (Julien les fait apparaître sur l'écran de l'Unitcom). 
Chloé hausse ses épaules. 
- Moi, ton infopollution cela ne m'inquiète pas trop... Mon Expertel MégaMac et mes agents m'aident à trier ce qui m'intéresse dans ce fatras. Je donne oralement à mon assistant personnel portable les mots, les phrases, les textes que je veux sélectionner. Il se branche sur TGN, stocke tout, m'avertit ou programme mon vidéoscope pour mémoriser certaines séquences. Je te montrerai comment je fais. Tiens, nous sommes arrivés. Tout le monde t'attend dans le jardin. Tu es vraiment le héros du jour Tandis que l'Electroyota rejoint seule sa place de parking, Julien et Chloé saluent les invités. Puis Julien se rend à son terminal pour envoyer à son frère les photos numérisées. En quelques secondes, il obtient son frère en ligne sur l'écran. Paul se trouve sur son terrain de golf favori. Les photos l'attendront à son domicile. 
Julien rejoint ses petits-enfants dans le jardin. 
Chloé questionne à nouveau son grand-père. 
- Grand-père , raconte-nous les événements qui t'ont le plus marqué le 23 octobre 2007, pour tes 40 ans ? 
Julien a un sourire un peu amer. 
- Malheureusement, ce sont des catastrophes. Le jour de mon anniversaire, on ressentait encore les retombées de l'explosion de l'usine de retraitement de Sellafield en Grande Bretagne qui avait eu lieu en septembre 2005. Ce fut bien pire que la catastrophe de Tchernobyl en 1986. Le nucléaire est maintenant condamné dans de nombreux pays. Puis en octobre 2007, ce fut la fameuse panne des ordinateurs de la bourse internationale en temps réel, panne qui a conduit des millions de clients à retirer leurs économies des banques. 
- Cela a dû provoquer une véritable catastrophe économique ! s'exclame Chloé.
Son grand-père acquiesça. 
- A cette époque, la bourse était devenue une sorte de casino électronique. Chacun pouvait acheter ou vendre des actions à partir de son terminal domestique. Et ceci dans de très nombreux pays, y compris dans les pays en développement. Le lundi 22 octobre 2007, alors que des milliards de dollars transitaient dans les circuits électroniques, un ordinateur de Tokyo est tombé en panne. Peut-être a-t-il été saboté ? Il s'en est suivi une véritable réaction en chaîne et tout a sauté ! Et puis il y a eu l'attentat terroriste à l'eau empoisonnée du réservoir de la ville de Rome. A l'époque de la guerre du Moyen Orient, les terroristes utilisaient encore des bombes dans des lieux publics. Au début des années 2000, ils ont réussi à poursuivre leurs odieux chantages en désorganisant la société là où elle est la plus complexe : ordinateurs, standards téléphoniques, tours de bureaux, réservoirs d'eau potable. Ce fut la cible du terrible attentat d'octobre 2007 : des milliers de morts à cause d'un empoisonnement des circuits de distribution d'eau par quelques grammes d'une toxine bactérienne produite par génie génétique. 
- Quelle horreur ! fit Chloé. Parle-nous de choses plus gaies. Que mangeais-tu en 2007 ? Les mêmes aliments qu'aujourd'hui ? 
- Bien sûr. Les habitudes alimentaires ne changent pas si facilement. Je me souviens des prévisions de certains futurologues a l'époque de mes 20 ans. Selon eux, après l'an 2000, nous allions nous nourrir de pilules contenant sous une forme concentrées tous les nutriments, vitamines, et sels minéraux dont le corps a besoin. Heureusement qu'ils avaient tort. Vive la "bonne bouffe" ! Le jour de mes 40 ans, je me souviens de bons petits plats gastronomiques, mais équilibrés diététiquement qui composaient mon inoubliable déjeuner d'anniversaire. L'information sur la nutrition est bien meilleure maintenant que dans ma jeunesse. Ce qui a fait beaucoup de progrès ce sont les aliments naturels enrichis en substances essentielles (en particulier des légumes et des céréales obtenus par génie génétique et très riches en protéines), les plats surgelés, les produits déshydratés, tout ce qui améliore la qualité, la sécurité, la facilité de préparation des aliments. Certes, il y a des fabricants qui proposent des produits de synthèse, mais ils sont critiqués et combattus par les associations de consommateurs, dont le pouvoir n'a cessé de s'accroître. On parvient aussi, depuis la fin des années 90, à fabriquer des plantes renfermant leur propre insecticide, ou des animaux génétiquement modifiés, comme de vaches produisant plus de lait. 
- Ton gâteau d'anniversaire n'a pas changé, heureusement, et vive les traditions ! lui lance Martin (11 ans), le frère de Chloé. 
Martin confie à sa soeur qu'il n'a pas eu le temps d'acheter un cadeau pour son grand-père. Chloé lui suggère de passer rapidement dans la salle de communication pour choisir sur un des nombreux catalogues sur vidéodisques, un cadeau qui ferait plaisir à Julien. Après quelques minutes de recherche assistée par les commentaires de l'ordinateur du serveur et des vendeurs attachés au centre de téléachat, Martin arrête son choix : un livre audiovisuel sur les monuments les plus célèbres du monde. Martin paie avec un numéro de crédit transmis sous forme cryptée. Le cadeau sera livré dans la demi-heure. 
Ils profitent de ce passage dans la salle de communication pour faire un voyage à travers les centaines de chaînes de télévision qui arrivent du monde entier. Certaines sont en relief, d'autres sont reçues sur l'écran plat à haute définition accroché au mur. Les commentaires ou les dialogues sont traduits instantanément par les ordinateurs. Un agent "lit" en continu les horaires des multiples programmes transmis par câble, reconnaît des mots clefs et programme les nombreux enregistreurs sur disques compacts, selon les souhaits des membres de la famille. 
- Grand-père m'a dit qu'en 1992, il y avait déjà un projet de traduction simultanée des programmes de télévision grâce à un standard européen qui s'appelait le "paquet de mac" ou quelque chose comme ça...dit Chloé à son frère. 
- Tu veux dire le D2 Mac Paquet ? Ce projet a été abandonné. Trop techno ! Mais c'était l'ancêtre de l'Autotrad Tu l'as vu mon Autotrad portable fabriqué en Corée? Tu me parles en anglais et je t'entends en français. On retourne dans le jardin ? 
Julien discute avec son père, Bernard, 98 ans. 
- J'espère que je serai encore parmi vous pour fêter tes 80 ans, Julien, annonce Bernard. Je me sens très en forme, progressivement réparé avec des éléments ajoutés de l'extérieur. 
Julien regarde son père avec affection. 
- Depuis la fin des années 90, les "biocapteurs" ont fait des progrès considérables. Ce sont des éléments miniaturisés, fabriqués par les techniques de l'électronique moléculaire (on les appelle dans le public les "biopuces") et implantés près de certains organes dont ils régulent les fonctions. Tu te souviens, Père, quand on t'a mis ton nouveau régulateur cardiaque et ton gluco-contrôle asservi ? Tu m'a presque battu en électrovélo. Maintenant, avec tes nouvelles articulations en céramique, tu vas faire des merveilles. 
- Je ne voudrais pas avoir l'air pessimiste, intervient Chloé, mais ces vieux en aussi grande forme ne sont-ils pas en train de créer un véritable problème économique et social ? Je viens de voir une émission sur Euro TV Mag diffusée en 10 langues et j'ai pris la peine de tirer sur le TV copieur les tableaux couleurs qu'ils donnaient. Regardez, c'est plutôt inquiétant. Qui donc va payer les retraites ? 
- C'est un problème grave depuis le début de ce millénaire, reconnaît Julien. Mais, il y a un grand effort de reconversion des activités des personnes âgées. La vieillesse n'est plus considérée comme un mal fatal. On peut "réussir sa vieillesse". Des campagnes d'information ont été faites dans ce sens et elles portent aujourd'hui leurs fruits. Les personnes âgées participent de plus en plus à la vie économique du pays : enseignement, formation, animation, conseils, assistance sociale. Nous bénéficions de leur expérience et de leur savoir-faire qu'on a su notamment introduire dans des systèmes experts. Avec leurs alliés, les ordinateurs, les personnes âgées sont une mine de connaissances pour la société. On a mis trop longtemps à s'en apercevoir. 
- Justement, fit Chloé, au sujet de ces systèmes experts, on dit dans mon entreprise qu'à la fin des années 90 ils mettaient déjà au chômage des professionnels appartenant à de nombreux domaines. 
- C'est vrai. Dans mon journal, nous utilisions les services d'experts-comptables, de juristes, de conseillers fiscaux. Ces métiers ont été bouleversés par la généralisation des micro-ordinateurs et des logiciels "experts". Que de reconversions nécessaires ! Cela ne s'est pas fait sans mal. Mais ce n'est que peu de chose en comparaison des ravages dans les industries lourdes. Déjà dans les années 80, nous avions connu les problèmes de restructuration des industries chimiques, sidérurgiques, textiles, mécaniques, dans les chantiers navals. C'était le passage de la société d'énergie et de transports à la société d'information et de communication, qui prenait toute sa signification. Au début des années 2000, c'était encore plus marquant. Des cohortes de chômeurs sont venues grossir les rangs de celles qui existaient. Car l'industrie automobile, l'industrie du livre et l'imprimerie, la production cinématographique et audiovisuelle ont été bouleversés par la révolution du multimédia et les autoroutes électroniques. Beaucoup de mes collaborateurs du journal travaillent de chez eux. Ils sont reliés en studios électroniques assistés et intégrés par ordinateur. Depuis la fin 90, tout le monde peut facilement produire ses illustrations, ses graphiques ou ses vidéos sur bande digitale ou sur disque laser. Les réalisateurs, maquettistes, metteurs en page traditionnels subissent encore le contrecoup de cette révolution. 
- J'utilise tous les jours ces équipements pour produire moi-même les matériels pédagogiques et les jeux interactifs dont j'ai besoin. Je croyais que cela existait de ton temps. 
- A peine. C'est comme les robots. Votre génération à l'impression que nous vivons avec eux depuis les années 60. C'est vrai qu'il en existait déjà dans la production lourde, automobile notamment, mais ce n'est que depuis les années 2000 que leur utilisation s'est généralisée à de multiples tâches. Il n'ont pas la "tête" qu'imaginaient les auteurs de science-fiction ou les prospectivistes des années 80. Ils ne ressemblent en rien à des hommes, mais ils sont partout, parlent et comprennent ce qu'on leur dit. Je dois aussi te dire que depuis 2025 on parle beaucoup, en revanche, des "biorobots", en partie mécatroniques et en partie biologiques ou bioniques. Pourquoi faire ? C'est un secret militaire que beaucoup tentent de percer. Je dois avouer que ces "biorobots" m'inquiètent beaucoup. Le projet de "Guerre des étoiles" des années 80 et 90 ayant été abandonné, les militaires cherchent à réinvestir dans les biotechnologies. On va peut-être utiliser les biorobots pour décontaminer les centrales nucléaires désaffectées ou en panne... 
- Moi, je préférerais qu'on les utilise pour dépolluer la Méditerranée. Il parait que de ton temps les gens s'y baignaient et y pêchaient des poissons ? 
- Hélas, soupire Julien, en 2020 la Méditerranée était déjà presque morte. Les stations balnéaires florissantes qui la longeaient, ont disparu ou se sont reconverties dans d'autres activités. Jamais les pays concernés par ce problème n'ont pu s'entendre sur les mesures à prendre. C'est malheureusement le même scénario qui se reproduit à l'échelle du monde avec l'accroissement de la teneur dans l'atmosphère des gaz provoquant "l'effet de serre" (CO2, méthane, etc.). On en parlait déjà en 1987. En 2007 on a réalisé que le climat était réellement en train de changer du fait des activités des hommes. En 2027, c'est une catastrophe mondiale : couverture nuageuse permanente qui perturbe le tourisme et l'agriculture des pays de l'ouest de l'Europe, hivers doux et pluvieux, sécheresses sans précédent en d'autres endroits. Malgré les cris d'alarme des scientifiques et les multiples conférences internationales sur le sujet, l'égoïsme des nations inhibe toute mesure efficace. La Terre est comme un gigantesque organisme vivant : elle rééquilibre son métabolisme en fonction des perturbations que nous lui faisons subir. Et ceci, peut-être, à nos dépends... Ne l'oublie pas : pour survivre, l'homme devra entrer en symbiose avec la société et l'écosystème. Il est la cellule symbiotique d'un immense organisme planétaire qui commence à vivre de sa propre vie. Un macro-organisme dont va dépendre notre avenir. 
- Crois-tu qu'il pense, cet organisme planétaire ? 
- Peut-être. Pour le moment, appelons-le le cybionte, tu veux bien ? 
Plus tard, entouré des siens, Julien souffle ses soixante bougies. Tout le monde applaudit. On ouvre une bouteille de champagne. Par petits groupes, les invités conversent dans le jardin. Les enfants jouent à cache-cache derrière les arbres, poursuivis par Cyber, le chien de Julien. Les ombres s'allongent déjà sur la belle pelouse verte. D'autres membres de la famille sont attendus ce soir pour un grand dîner au coin du feu. Chloé se sent capable d'écouter son grand-père pendant des heures. Tout à l'heure, ses parents viendront la rejoindre afin de la ramener à Paris demain matin. Comme il n'y a plus de place sur le Magné TGV, et que les contrôleurs de l'Autoguide Satellite sont en grève, Chloé songe déjà aux embouteillages qu'il faudra affronter pour rentrer dans la capitale. 
"J'aurais pu célébrer l'anniversaire de grand-père par télévisiophonie," pense Chloé.  
" L'électronique c'est pratique... Mais il n'y a rien de tel que le contact humain."

 

Joël de Rosnay

Conseiller de la Présidence
Cité des Sciences et de l'Insdustrie – La Villette – Paris – France
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