Interview de Joël de Rosnay et David Gems pour le site Atlantico - 31 juillet 2013
L'immortalité et les vers de terre ont un rapport, celui d'avoir été étudiés par une équipe de chercheurs britanniques. Ces derniers ont découvert que le processus de vieillissement des cellules du corps pouvait être ralenti, voire stoppé. Le cardiologue américain Sam Parnia estime quant à lui qu'il est possible de faire revenir d’entre les morts certains patients, en oxygénant leurs tissus. De quoi alimenter le mythe de la vie éternelle.
Atlantico : Où en est-on de la lutte contre le vieillissement ? Quelles sont les dernières avancées scientifiques notables ?
David Gems : Pour nous biologistes, la grande question est : qu’est-ce que le vieillissement ? Il s’agit d’un mystère scientifique parmi les plus difficiles à élucider, et qui génère énormément de controverse. Plusieurs choses très intéressantes se sont produites ces dernières décennies. D’un côté, il est possible, en laboratoire, de ralentir considérablement le vieillissement d’animaux. On ne peut pas l’arrêter ou l’inverser, mais seulement le ralentir. Cela veut donc dire que, potentiellement, on peut ralentir le processus de vieillissement humain, à l’aide de médicaments, par exemple. De l’autre côté, la définition du vieillissement reste en suspens : même si on peut le ralentir, il n’en reste pas moins que nous ne savons pas vraiment de quoi il s’agit.
Et c’est sur ce point que ces cinq dernières années deviennent très intéressantes. La théorie la plus communément acceptée depuis une cinquantaine d’années consiste à dire que le vieillissement est provoqué par la détérioration des molécules, tout comme une voiture rouillerait. Les organismes vivants (ADN, protéines) réagissent de la même façon : ils s’oxydent au fil des ans. Mais cette théorie est désormais contestée, notamment grâce à mes travaux sur des vers de terre. Tout l’enjeu est de trouver la bonne théorie qui explique le mécanisme du vieillissement.
Joel de Rosnay : Jusque-là, on étudiait les fonctions du corps séparément : les neurobiologistes s’occupaient du système nerveux ; les immunologistes, du système immunitaire (celui qui nous protège contre les maladies, les bactéries et les virus) ; les endocrinologues, du système hormonal (qui dirige notre croissance, les rythmes de veille et de sommeil, nos humeurs, notre sexualité). Ces disciplines, qui se parlaient peu, se sont mises à dialoguer les unes avec les autres. On n’hésite plus désormais à établir des ponts entre l’état physique et l’état psychique, entre le corps et l’esprit; on s’intéresse également à l’influence de nos modes de vie et de notre environnement sur le vieillissement.
Les récents investissements réalisés dans la recherche contre le cancer et le sida nous ont eux aussi fait progresser : on s’est aperçu que la destruction du système immunitaire par le virus du sida conduit à une sénescence précoce, et on sait maintenant que le cancer est, lui aussi, une maladie liée au vieillissement… De son côté, la technologie a inventé un nouvel arsenal thérapeutique – puces implantables dans le corps, anticorps monoclonaux, sondes d’hybridation moléculaires. Bref, tout cela permet de relier entre elles des informations éparses et d’esquisser une approche globale liée au vieillissement : les chercheurs ne se préoccupent plus seulement des symptômes, ils s’intéressent maintenant aux causes de ce phénomène.
A l'avenir, l'immortalité est-elle envisageable, ou bien est-il encore trop tôt pour le dire ?
David Gems : Il est pour le moment possible de ralentir le vieillissement en laboratoire sur des animaux. Peut-être parviendrons-nous, d’ici un siècle, à le ralentir sur le corps humain. Pour un scientifique qui se base sur des observations, cela relève trop de la science-fiction. Mais gardons en mémoire que nous ne savons toujours pas vraiment ce qu’est le vieillissement. Si nous le comprenions mieux, alors peut-être aurions-nous une vision à plus long terme sur la question.
Joel de Rosnay : Disons-le d’emblée, le processus de vieillissement reste inéluctable. Aucun chercheur aujourd’hui n'envisage sérieusement que l’on puisse un jour accéder à l’immortalité. Sur notre planète, la mort est nécessaire à la vie. Les atomes, les molécules, tout est recyclé. Si les vieux organismes ne mouraient pas, les nouveaux ne pourraient se développer. C’est ainsi. Le vieillissement touche toutes les espèces, et l’on voit mal comment l’arrêter totalement. En revanche, nous commençons à mieux comprendre ce phénomène et à intervenir pour le ralentir.
David Gems, vous avez récemment publié les résultats d’une étude sur le vieillissement des cellules. Comment la mort se manifeste-t-elle dans notre corps ? Est-elle brutale, ou progressive ?
David Gems : Chez l’homme, la mort peut trouver son origine dans une blessure, une infection ou un bus dans la figure. Lorsque l’on meurt de vieillesse, c’est à cause de l’une des maladies liées au processus. Le vieillissement est une maladie en soi : traditionnellement, les médecins disent le contraire, mais pour nous autres biologistes, c’en est une.
Le travail que nous effectuons porte sur la manière dont la mort se répand dans notre corps. Dans une certaine mesure, nous en venons à nous demander quelle est la différence entre la vie et la mort : à partir de quand une cellule vivante devient-elle une cellule morte ? Comment la mort se transmet-elle d’une cellule à une autre ?
Sur un vers de terre, on observe un mécanisme central qui fait que la mort se répand progressivement d’une cellule à une autre. Pour l’humain, le processus de mort de l’organisme est semblable. Si vous êtes touché par un AVC, qui laisse des séquelles sur votre cerveau, vous garderez un certain nombre de tissus morts : vous êtes donc un mélange de matière vivante et de matière morte. Cela devient intéressant, car vous vous retrouvez avec un groupe de cellules mortes encerclées par des cellules vivantes. Comment la cohabitation se fait-elle ? Que se passe-t-il si les cellules mortes commencent à causer la mort des autres cellules ?
Joel de Rosnay : Au début des années 1960, deux scientifiques américains ont suivi l’évolution des cellules qui, depuis le tout premier stade embryonnaire, se divisent et se spécialisent en cellules de peau. Elles se reproduisent une fois, deux fois, trois fois… S’agencent en tissus, puis au bout de cinquante divisions en moyenne, elles ne se multiplient plus. Elles semblent programmées pour s’arrêter, comme des bougies qui s’éteignent une fois leur mèche consumée. La métaphore est pertinente : à la fin des années 1980, on a trouvé cette "mèche" biologique. Ce sont des morceaux d’ADN (appelés "télomères"), situés en bout du filament du chromosome de la cellule. Chaque fois que la cellule se divise, un morceau de cette mèche est coupé par une enzyme. Quand il n’en reste plus, le processus s’arrête : la cellule ne se divise plus. Le tissu garde alors les mêmes cellules, il ne se régénère plus, il vieillit. On s’est dit : "Formidable !" Nous tenons la clef du vieillissement ! Si on trouve maintenant un moyen d’empêcher les cellules d’arrêter leur division, on pourra peut-être intervenir sur ce phénomène et redonner un coup de jeune au tissu.
Dans une vie humaine, à partir de quand le processus de mort des cellules démarre-t-il ?
David Gems : Tout dépend de la manière dont vous mourez. Lorsqu’une personne meurt, habituellement c’est une véritable crise qui se produit à l’intérieur du corps : crise cardiaque, AVC… S’ensuit une avalanche de dégradations. Par exemple, une "catastrophe" au niveau du cœur entraîne une perte d’oxygène dans le cerveau, puis la mort de ce dernier. Nous en sommes encore à tâtonner quant à savoir où placer le curseur entre la mort et la vie d’une cellule. Des gradients électrochimiques se trouvent entre les membranes des différentes cellules, et sont la condition sine qua non pour le maintien de la vie. C’est lorsque ces gradients s’effondrent que la mort intervient. Ce que nous avons pu voir sur les vers de terre, c’est une avalanche de gradients qui s’effondrent, comme pour un feu de forêt qui s’étend.
Peut-on stopper, ou au moins ralentir la mort progressive de nos cellules ? Comment ?
David Gems : Le vieillissement n’est pas la même chose que la mort. Le premier est un processus dont nous faisons l’expérience graduelle au fil de notre existence. Puis vient la mort en elle-même, qui est le point final du processus. Pour l’instant, et seulement en laboratoire, on ne peut que ralentir le processus. Dans le cas d’une cellule morte, le dommage est tel qu’il est impossible de ramener la cellule à la vie. En revanche, notre étude montre qu’on peut ralentir la progression de la mort. Dans le cas d’un AVC, on pourrait par exemple stopper la contamination entre les cellules. C’est la même chose avec le vieillissement : on peut le ralentir.
Joel de Rosnay : Quelques chercheurs estiment que l’on pourrait aller plus loin. Le plus extrémiste de tous est sans aucun doute l’Anglais Aubrey de Grey de l’Université de Cambridge, personnage controversé, mais qui jouit cependant d’un grand respect auprès des meilleurs spécialistes du domaine. Venant du monde des ingénieurs et non de celui des biologistes, il pense que ces derniers ont passé trop de temps à se poser des questions théoriques. Pour lui, un des droits inaliénables de l’homme est sa liberté de choisir de vivre aussi longtemps qu’il le souhaite. Étape par étape, la vie humaine pourrait être selon lui prolongée pratiquement indéfiniment. Il propose par exemple de régénérer les cellules qui ne se renouvellent pas grâce à des cellules embryonnaires régulièrement transfusées, d’éliminer les cellules indésirables (cellules de graisse ou cellules vieillissantes), de protéger les quinze gènes de l’ADN des mitochondries en les plaçant dans le noyau des cellules… Toutes ces propositions sont spéculatives et, on le sait, il y a un monde entre l’idée et sa réalisation pratique. La nature a plus d’un tour dans son sac. Mais ces voies audacieuses sont capables de guider les chercheurs vers de nouvelles pistes.
Quelles questions éthiques ces avancées scientifiques soulèvent-elles ?
David Gems : Quand les gens entendent pour la première fois parler de l’idée d’un ralentissement du vieillissement, certains se montrent favorables, tandis que d’autres sont très inquiets, arguant que c’est contre-nature et que cela créerait une situation de surpopulation. Pour l’instant, il est seulement question d’un très léger ralentissement. Dans les pays développés, la première cause de décès est le vieillissement et les maladies qui y sont liées. Donc en ralentissant le vieillissement, on peut se protéger de ces maladies, qui sont cause de souffrances. Considérer vieillissement et maladie comme des choses totalement différentes serait une erreur. Nous nous convainquons par stoïcisme que vieillir n’est pas une chose si mauvaise, qu’il faut bien que l’espèce se renouvelle… Mais si on y réfléchit bien, les potentiels bénéfices sur nos conditions de vie ne sont pas négligeables. Article paru dans Atlantico le 31 juillet 2013