Dominique Simonnet : Les points de vue évoqués dans ce livre sont ceux d’hommes privilégiés, vivants dans une société qui, si elle est en train de s’engager dans une crise majeure, n’en est pas moins l’une des plus prospères de cette petite planète.
Joël de Rosnay : Nous n’avons pas la prétention de proposer un modèle applicable à tous. Nous n’avons fait ici que décrire les grandes tendances, scientifiques, psychologiques, économiques, et sociales auxquelles nous allons être soumis, de manière à ce qu’elles soient prises en compte par les gouvernants et les individus, et notamment par les jeunes.
Jean-Louis Servan-Schreiber : L’essentiel est de susciter une prise de conscience chez les individus. Même si on n’arrive pas à changer les politiques, chacun peut au moins agir personnellement.
François de Closets : Nous sommes tous les trois gâtés par les hasards de l’existence... Mais nous ne cédons pas à l’autosatisfaction, bien au contraire : nous proclamons ici que ce bonheur que nous découvrons en arrivant dans la soixantaine, devrait être accessible aux autres. Nombre de personnes ne profitent pas de leur « vie en plus » car ils ne savent pas comment la conduire.
J. d. R : En tant que scientifique, je prévois que les nouvelles découvertes déboucheront sur des applications dont la mise en œuvre sera de plus en plus probable. La longévité deviendra donc une donnée incontournable pour l’humanité. C’est pourquoi il est grand temps, me semble-t-il, d’ouvrir en France, et bien sûr dans toute l’Europe, un vaste débat public largement médiatisé, sur ses enjeux économiques, politiques et sociaux.
D.S. : Nous sommes d’accord sur le constat : la longévité va s’imposer, nous vivrons plus longtemps et en meilleure santé. Mais, on peut se demander si cette course à l’allongement de la vie est vraiment souhaitable pour l’individu.
J. d. R : Vouloir vivre longtemps et y être prêt, pourrait s’inscrire comme un nouveau droit de l’homme. Mais la longévité renvoie inévitablement à la question de sa propre mort. A un certain moment, on aura le désir d’arrêter. Qui décidera ? Qui le fera ?
F.d.C. : De même que la science et la médecine permettent de prolonger le troisième âge, en offrant des années de pleine vie, elles peuvent prolonger le quatrième, mais cette fois par une surconsommation médicale effrénée. Comme le dit la récente loi sur le laisser-mourir, qui est une vraie révolution médicale, c’est à l’individu de dire « Stop ! Je ne veux plus qu’on me prolonge ! Mais il y a deux décisions très différentes : « Je ne veux plus qu’on me prolonge » en est une, qui commence à être acceptée. « Je décide d’arrêter » en est une autre.
J.L.S.S : Ce qui pose une question philosophique fondamentale et nouvelle : celui du suicide raisonnable, comme un ultime destin. Qu’est-ce qui nous scandalise dans la mort de quelqu’un ? C’est qu’il meurt à contre-propos. La disparition d’un être jeune est toujours bouleversante ; on accepte plus facilement celle d’un vieux très diminué, que l’on ressent comme un aboutissement normal. Mais nous voilà maintenant face à ce nouveau dilemme : je suis encore en bonne santé et lucide, mais je préfère m’arrêter avant que cela devienne pénible pour moi et pour les autres. La réponse ne peut qu’être individuelle.
D.S. : Nous l’ avons dit au tout début du livre : excepté quelques illuminés, personne ne croit sérieusement à l’immortalité, et nous acceptons tous, bon gré mal gré, l’idée qu’il nous faudra un jour disparaître. Mais ne sommes-nous pas en train de cultiver une autre utopie : la fin de la vieillesse
J.d.R. :. On peut imaginer que, bientôt, 90% des gens seront vivants à 90 ans. Le défi est de prolonger non pas tant la vieillesse que la jeunesse, de faire en sorte que les personnes âgées puissent apporter de la valeur ajoutée à la société. Au lieu de les exclure du monde actif comme on le fait aujourd’hui, il faudrait au contraire les intégrer. On ne peut pas inventer et créer le futur si on le coupe de ses racines.
F.d.C. : Il est probable que les progrès extraordinaires de la science nous feront survivre par organes artificiels et assistances de toutes sortes pendant des mois et des années. Inconsciemment, nous avons instauré non seulement le droit, mais le devoir de consommation médicale : nous devons nous soigner, nous faire opérer, nous entretenir. Dans cet esprit, nous exigerons que la médecine nous prolonge. Respecter le droit de chacun de se laisser mourir suppose donc une véritable révolution culturelle
J. d. R. : Il est donc important de décider où on investit : investir en amont dans l’éducation, apprendre aux gens à adopter un mode de vie équilibrée, grâce notamment aux conseils et à l’exemple des parents, surtout des femmes ayant reçu une solide éducation.
J. L. S. S. : Mais il faut commencer au sein de la famille et à l’école, dès l’enseignement primaire, en proposant aux enfants des notions telles que la gestion de son corps, l’image de soi et le regard sur les autres, la nécessité de communiquer, un ensemble de règles simples et peu coûteuses qui permettent d’améliorer facilement son mode de vie. On peut espérer former des individus capables de penser leur vie, et donc de penser leur mort.
J. d. R. : Il s’agit en effet, nous l’avons répété dans ce livre, de gérer sa vie dans la durée. Cela revient à se fixer des priorités, à privilégier des périodes, des activités qui ont de la valeur pour nous. Nous devrions considérer notre vie comme une œuvre à réaliser. Une grande et belle création personnelle.
D.S. : Nous allons donc vers une société de plus en plus âgée, chargée d’expériences et d’histoires. Après le terrorisme du jeunisme qui sévit aujourd’hui, on risque de voir l’avènement d’une dictature des seniors.
J. d. R. : On peut en effet redouter, dans les pays industrialisés, une fracture entre des vieux riches et puissants qui résistent au changement et s’arc-boutent sur leur capital et leurs intérêts, des vieux « classiques » maintenus en état de « vieillissement suspendu » par les prothèses médicales, et des jeunes écrasés par le poids des charges, qui verront leur influence diminuer. Certains pays en développement, qui n’ont pas devant eux cette barrière du vieillissement, émergeront peut-être et deviendront les innovateurs et les créateurs de la société de demain.
F.d.C. : Parmi les bombes que nous laissons s’accumuler il y en a une, destructrice : celle du pouvoir. Le pouvoir politique appartient aux gens qui ont du temps, c’est pourquoi il est actuellement entre les mains des fonctionnaires. Demain, il sera accaparé par la classe des retraités, qui n’a rien d’autre à faire et qui va pressurer la classe active.
J. d. R : Cependant, je crois que notre pays possède une forme de sensibilité intuitive de toutes ces grandes questions qui s’exprime par un mal-être existentiel. La « bombe Longévité », dont nous parlons dans ce livre, serait peut-être l’un des aspects ou l’un des révélateurs de ce grand malaise existentiel.
D.S. : Il est important de dire et répéter que même s’il y a actuellement un antagonisme grave entre les aspirations individuelles et les réalités de la société, il n’y a pas incompatibilité. Avec un peu de bon sens et d’intelligence, on peut les réconcilier. En un mot, une société de longévité heureuse est possible. A nous de l’inventer.
J.d.R. : On peut penser qu’il existe dans l’humanité des ressorts invisibles de survie et de développement, fondés sur des valeurs implicites, que les grandes religions ont d’ailleurs propagées. C’est bien notre société toute entière et notre avenir que nous remettons en cause en nous interrogeant sur la longévité et la mort. Nous avons maintenant l’occasion de reconstruire une société où on vivra plus longtemps et peut-être, si nous le voulons, en meilleure harmonie les uns avec les autres. C’est un beau défi, non ?
J.L.S.S. : On sait que, dans l’Histoire, les vraies transformations de la société ne sont que les résultantes des changements individuels : ceux-ci s’accumulent et finissent par imposer une nouvelle vision. Le seul moyen de maîtriser les contradictions que nous évoquons dans ce livre, entre l’envie individuelle de longévité et les conséquences sur la collectivité, c’est en effet la formation des esprits, l’éveil d’une prise de conscience de chacun. Cela mettra du temps, une ou deux générations, peut-être… Mais nous n’avons pas d’autres choix.
F.d.C. : Je veux aussi considérer les choses sous un angle positif. Nos avons une chance inouïe : une crise qui naît du « plus », un troisième âge qui vient s’intercaler entre maturité et vieillesse. Une aubaine, pour autant que nous sachions en profiter. Ce « plus » nous oblige à être intelligent. Il y a deux réalités sans lesquelles on ne peut construire une société : le travail et la mort. A nous de construire une société qui intègre cette double réalité. En fait, la philosophie de ce livre est simple : il faut compter sur vous pour vous en sortir ; mais vous ne vous en sortirez pas tout seul. Je ne veux pas croire que nous n’arriverons pas à relever ce défi. Alors, nous l’aurons bien mérité, notre vie en plus !