Article de Guillaume Poisson paru sur le site Internet de France Info - 9 août 2020
Joël de Rosnay, aujourd'hui éminent prospectiviste et vulgarisateur scientifique, fut le premier Français à utiliser une planche de surf vers la fin des années 50. Il raconte ses premiers ratés, les regards sceptiques et méfiants du début, et ce que représente le surf, au fond pour lui.
Il se replace sur le bord du canapé, en léger déséquilibre.Tend l’oreille à chaque question, et happe les mots avec gourmandise. Il sait que nous allons parler de surf, de vagues, de planches. Il guette cet univers, prêt à bondir dessus comme un guépard. Comme quand il se lève énergiquement pour s’emparer d’une revue de surf posée sur la table à côté. Il désigne une photo au milieu du magazine : "Regardez, c’est la photo d’un spot français ! Dans une revue de surf américaine ! Ça, c’était inimaginable il y a 40 ans". Quelques minutes plus tard, nouvel élan. Cette fois, son index osseux, vigoureux malgré ses 84 ans, glisse sur une vieille photographie en noir et blanc, d’un visage à l’autre. Je vois un groupe de potes, des garçons, de 18 à 25 ans, tous magnifiques, torses nus, le teint bronzé et brillant, qu’on imagine très bien paradant devant les filles du coin. Les planches de surf sont grises, le ciel est blanc et propre. Joël de Rosnay se souvient : les mots se chevauchent, les couleurs lui reviennent, les vagues déferlent et reluisent de nouveau d’un bleu éclatant.
Planky, Viertel, et gants de maman
Nous sommes en 1957, sur une plage de la côte basque. C’est l’été. Le jeune Joël passe des heures dans l’eau. Il glisse sur les vagues... avec son corps. "Je prenais déjà un plaisir fou à prendre la vague, à sentir l’eau prendre le contrôle. Parfois, je le faisais avec une planky". La "planky", c’était une planche en bois sur laquelle on pouvait s’allonger. Rien à voir avec la planche de surf, plus longue, et surtout propice à la position "debout sur l’eau". Une idée impensable à l’époque pour Joël. Il est alors étudiant en biologie, très sportif puisqu’il a pratiqué le ski et le hockey à un haut niveau dans les catégories junior. "Depuis tout petit, j’allais naturellement vers les sports simples, ce que j’appellerai plus tard les éco-sports. Le vent, la neige, la pesanteur, la glace : ce sont des sports qui s’adaptent à l’environnement, au monde alentour".
Un jour, cet été-là, ses cousins lui parlent d’un Américain présent sur la côte depuis quelques jours. Il ferait du surf...debout sur une planche. Les yeux de Joël s’animent. Debout ? Sur une planche, dans l’eau, dans les vagues ? Il faut qu’il voit ça. Il se précipite à la plage, à la recherche du fou. L’Américain s’appelle Peter Viertel, il est scénariste à Hollywood et est de passage en France pour le tournage du film "Le Soleil se lève aussi". Joël de Rosnay le repère de loin, avec sa longue planche, "rayée de noir", se souvient-il précisément. Il s’excite, s’agite, enthousiaste comme un gamin au pied du sapin : face à lui, un surfeur, un vrai. Il lui demande s’il peut essayer. Oui. Mieux : il peut la garder...Viertel a rendez-vous en Espagne et doit y rester quelques semaines*. Il voudrait que Joël lui garde sa planche. Joël accepte, évidemment. C’est la naissance du surf en France.
« J’ai utilisé les gants de ma mère pour surfer »
Passés les premiers instants d’incrédulité et d’excitation, la réalité s’impose à Joël. Il ne sait pas se servir de la planche. "Je me tenais les deux pieds l’un en face de l’autre, raconte-t-il. Alors forcément, je tombais systématiquement, je piquais, j’étais trop en avant, trop en arrière, jamais stable". Amusés à la vue de ce jeune Français si maladroit sur sa planche, des étudiants américains finissent par lui glisser quelques conseils. Il faut mettre les pieds de côté. "Ces gars m’ont donné mes premières leçons de surf". Ils lui expliquent aussi qu’il faut mettre de la cire de bougie sur la planche pour ne pas glisser. "Sans eux, j’improvisais, je collais des rustines, j’utilisais les gants de mère pour ramer avec plus de force. Mais ça ne marchait pas, ça prenait l’eau".
Et puis vient le moment où, pour la première fois, il parvient à prendre une vague debout. "Ce n’était pas un sentiment de domination, comme on pourrait le croire, non. Je n’avais pas l’impression de vaincre les éléments. Au contraire, c’était plus un partage, et l’émerveillement en voyant que quelque chose que je n’ai pas fabriqué, qui ne vient pas de moi, me convient aussi parfaitement. Émotionnellement, c’est très fort"
Dans le même temps, ou quasiment, d’autres jeunes de la côte basque se mettent au surf. Jacky Rott prend les mesures de la planche de Viertel et en fait deux répliques. D’autres, comme Georges Hennebutte ou Michel Barland, rejoignent De Rosnay à l’eau. Ils s’échangent la planche, regardent ensemble les photos de Surf Magazine pour imiter les gestes et les postures des Américains et des Australiens. Leur écrivent, même, parfois, comme Joël, qui envoie une lettre à John Severson, le fondateur de Surfer Magazine et l’un des papes du sport aux Etats-Unis.
Il lui raconte son histoire, les premiers balbutiements du surf en France, et lui joint des photos des vagues de la côte basque. Et, surprise, Joël reçoit une réponse quelques semaines plus tard. "Incroyable, je découvre qu’il y a des vagues en Europe !" Dans le numéro suivant de son magazine, Severson écrit un article sur la côte basque. Quelques mois plus tard, les premiers surfeurs américains, hawaiens, australiens débarquent à Biarritz. Le 11 Septembre 1957, le Journal de Biarritz publie le premier article de presse sur le surf.
Fumeurs de joint et drapeau rouge
Ce nouveau tourisme lié au surf sera l’une des armes majeures de la nouvelle communauté de surfeurs de la côte basque. A l’époque, ces jeunes qui se baladent torse nu, cheveux au vent, décontractés, visiblement sans travail digne de ce nom, attirent méfiance et dégoût. Les maires des villes et villages côtiers interdisent et pourchassent les surfeurs. "On était surtout vus comme des menaces pour le business des baigneurs, estime Joël de Rosnay. Des troubles à la tranquillité et à l’ordre public". Les Tontons Surfeurs se lancent alors dans une entreprise d’institutionnalisation progressive du surf. Pour pratiquer en paix, il faut d’abord cohabiter avec les autres. D’abord ils fondent les premiers clubs de surf de France : le Waikiki Surf Club s’installe dans les établissements des Bains de la Côte des Basques, équipé d’un râtelier d’une trentaine de planches. "Nous n’avions aucun endroit où ranger nos planches, on les mettait chez nos amis, la famille, au fond d’un garage ou dans un grenier abandonné. Pour nous, les clubs ont été une révolution". Ensuite, Joël de Rosnay imagine un système d’alerte permettant aux édiles locaux de repérer les moments où les surfeurs feront irruption sur la place. Par chance, c’est exactement lorsque les baigneurs ne doivent plus y être : quand la mer est démontée.
Drapeau rouge, drapeau vert, vert avec un point rouge : la signalisation des plages, encore en partie en vigueur aujourd’hui, fut d’abord élaborée par les Tontons surfeurs de la côte basque, Joël de Rosnay en tête. "Au départ, les maires étaient sceptiques. Ils chouchoutaient les baigneurs, et nous autorisaient la plage par groupes de trois uniquement". Puis, les surfeurs étrangers se sont fait de plus en plus nombreux. A l’aube des années 60, soit à peine trois ans après la planche de surf laissée par Peter Viertel dans les mains de Joël de Rosnay, le surf devenait une activité en expansion, nourrissant le tissu économique local. "Les maires ont fini par adopter notre système", se félicite Joël de Rosnay.
Aujourd’hui, Joël de Rosnay file voir le spot de surf local dès qu’il voyage. "C’est un formidable moyen de découvrir un pays, car le surf est une communauté ouverte et internationale, toujours prêt à accueillir l’un des leurs", certifie-t-il solennellement. Seulement, il regrette le surf d’avant, celui où ils n’étaient que trois ou quatre dans le mer, "et pas 60 ou 70 sur le même spot comme aujourd’hui". Mais n’est-ce pas lui qui est à l’origine de cette démocratisation du surf ? "C’est vrai. Et ça, je ne le regrette pas. Pas du tout", dit-il d’une voix un peu plus faible, le regard plongé dans la photo du magazine américain qu’il avait sortie plus tôt. On peut y lire la légende inscrite en petites lettres sous la photographie : "Vague d’Hossegor. Côte Basque. France".
* Petit éloge du surf, Joël de Rosnay, Editions François Bourin, juin 2020.