Intervention de Joël de Rosnay au Colloque ISST-AFAS "Temps et Mondialisation" Palais de la Découverte - Paris, 5 novembre 1999
Notre vision du temps et de la durée appliquée aux systèmes complexes est encore linéaire et unidimensionnelle. Nous avons tendance à considérer que les processus évolutifs s'inscrivent sur des courbes extrapolables se déroulant dans un univers vide, pur et parfait, sans influence directe sur l'évolution des systèmes qu'il englobe. En réalité, les évolutions des sous-systèmes de la société peuvent être représentées par des faisceaux de courbes décrivant des phénomènes non linéaires affichant des courbures plus ou moins importantes selon les vitesses d'évolution. A une date donnée, tous les points co-existent dans une tranche de présent mais possèdent des potentialités évolutives différentes.
Il semble que la densité des informations, sorte de " masse critique informationnelle ", crée une " bulle temporelle " ayant des constantes d'évolution propres. De même que la masse d'une étoile " courbe" l'espace-temps, ainsi que le montre la théorie de la relativité, une masse critique d'information de très haute densité - résultant de multiples interactions, traitements parallèles et réseaux ramifiés de communication - " densifie " le temps. Les processus évolutifs pourraient donc être représentés dans des bulles temporelles, certes coexistants à un moment donné, mais présentant en interne des vitesses et donc des potentialités d'évolution, d'autosélection et d'exclusion compétitive très différentes par rapport à celles d'autres bulles. Cette représentation me paraît introduire une nouvelle dimension dans l'appréciation des phénomènes évolutifs complexes.
Par exemple, pour décrire les processus d'évolution, on utilise souvent les termes d'accélération, d'autocatalyse, d'auto-organisation, d'émergence… ainsi que ceux, plus répandus, de révolution, de mutation, de crise ou de rupture. Ils introduisent une relation particulière au temps et à la durée. Cette référence implicite et constante à la durée semble s'opposer au temps traditionnel des horloges. Il s'agit de phénomènes mesurés par le temps mais en conflit avec le temps. Par référence à un océan temporel immuable, on dit que des propriétés nouvelles "émergent", que des structures improbables "s'auto-catalysent" et "se sélectionnent", ou encore que des évolutions "s'accélèrent". Ces expressions, souvent employées en biologie ou dans la théorie du chaos, sont révélatrices. Comme si une dynamique propre à chacun de ces phénomènes imposait sa loi au temps. Pourquoi le temps lui-même ne changerait-il pas ? L'étalon de référence pourrait se dilater "de l'intérieur" ou se contracter "de l'extérieur". Une nouvelle relativité du temps pourrait naître, enrichie par l'expérience de la biologie et des sciences de l'information.
Evolution, information et temps potentiel
Une voie nouvelle serait sans doute à rechercher, comme je le propoe dans " l’Homme Symbiotique " du côté des relations entre le temps et l'information. On peut se demander en effet si la vitesse (perçue) de l'écoulement du temps ne serait pas liée à celle de la production d'information.
Je propose en effet de considérer l'information comme du temps potentiel, comme une " réserve de temps ". Plus nous créons de temps potentiel, plus nous compensons indirectement l'écoulement du temps universel. Pour mieux justifier cette proposition, il me faut revenir à des analyses faites dans " Le Macroscope " et dont je résume ici les grandes lignes.
Nous sommes enfermés dans ce que j'ai appelé le "chronocentrisme", la prison du temps. Nous ne pouvons expliquer le monde que de la cause vers l'effet. Nous avons ainsi associé causalité linéaire et chronologie, les causes précédant toujours les effets. Cette vision du monde est celle de l'explication par les causes, de la réduction de la complexité par l'analyse.
Mais la cybernétique a ouvert une autre voie. Dans une boucle de rétroaction, la causalité est circulaire : la flèche du temps se referme sur elle-même. Les effets peuvent précéder leurs causes. Le sens de l'avant / après est bouleversé, la chronologie mise à mal. De ce fait, explication et implication ; savoir et sens ; causalité et finalité ; déterministe et finalisme, apparaissent comme autant d'alternatives irréductibles liées au problème du temps. Car c'est la référence à un unique sens de l'écoulement du temps qui les renvoie dos à dos. Celui du temps universel mesuré par les horloges, du temps de l'entropie croissante, de la désorganisation de l'univers selon le deuxième principe de la thermodynamique. Celui aussi de notre vie fléchée vers la mort, que nous faisons coïncider avec le temps de l'évolution du monde.
Mais il existe, on le sait, une évolution, en apparence, opposée au temps de l’entropie. L'évolution de l'accroissement de la complexité, de la création d'informations originales que l'on constate dans l'évolution biologique et dans l'évolution technico-sociale. Au principe de la thermodynamique pourrait être opposé, selon les termes que j'emploie dans " l'Homme Symbiotique ", un principe de la symbionomique : l'auto-organisation de la matière vers des systèmes de complexité croissante.
L'évolution biologique, par l'information contenue dans les gènes, a produit du temps potentiel. L'homme relayant désormais l'évolution biologique par l’évolution technologique et numérique, crée, par l'intermédiaire de l'information, un capital-temps utilisable aujourd'hui et par les générations futures. Une publication scientifique, un plan, une bibliothèque, une banque de donnée, un moteur de recherche, une culture ou une oeuvre d'art sont comparables à des réserves de temps potentiel. Ce capital-temps produit des "intérêts" sous forme de temps, accélérant par autocatalyse le processus évolutif. La création d'un original demande de la durée mais l'obtention de sa copie est, à la limite, instantanée. L'acte de création est toujours historique ; celui de la copie n'est que banal. Le premier capitalise du temps tandis que le second ne fait qu'actualiser une réserve déjà accumulée.
Une situation nouvelle est créée par la vitesse à laquelle les hommes produisent de l'information originale. Cette information accroît la complexité, et la complexité génère du temps potentiel : elle ajoute du temps au temps. Elle crée du temps dans le temps. Un système de haute complexité (comme une cellule vivante ou un réseau informatique) emprisonne du temps. Par cette fermeture, il crée une bulle temporelle qui lui est propre et qui représente l'environnement de son évolution.
Jusqu'à présent, la vitesse de génération de complexité et d'information ne suffisait pas à compenser et à équilibrer la vitesse de désorganisation entropique. Le temps des horloges primait. Aujourd'hui, avec la puissance de l'informatique, la constitution des hyperréseaux et des mémoires de masse, la densité du temps se modifie.
Pour aider à visualiser la densification du temps, j'imagine que puissent exister des "particules de temps". A côté des photons, particules de lumière, des électrons, particules d'électricité, des gravitons, particules associées au champ de gravité, je propose (pour la réflexion) l'existence de "chronons", particules de durée. De même que la lumière est la manifestation tantôt d'une onde électromagnétique tantôt d'une particule (le photon), le temps existerait soit sous la forme d'une onde (la durée) soit d'une particule (le chronon). C'est pourquoi on ne pourrait penser et vivre le temps que sous la forme d'un flux ou d'une juxtaposition d'instants. Une sorte de principe d'exclusion du temps semblerait ainsi exister.
Un flux de chronons pourrait-il présenter des intensités différentes ?
Un réservoir d'information, je l'ai dit, est analogue à du temps potentiel. Suivant l'image proposée, il génère un flux de chronons proportionnel à la quantité et à la qualité de l'information stockée. L'intensité de ce flux est mesurée par unité de temps conventionnel, mais aujourd'hui, la production accélérée d'information accroît le flux de chronons par unité de temps. Son intensité, sa densité augmentent. Un capital-temps produit un flux de chronons proportionnel à sa masse critique. Un chronon "lourd" d'aujourd'hui vaut peut-être 1000 chronons du Moyen Age ! alors que l'on utilise toujours le même étalon de mesure universelle. Faudrait-il désormais parler d'une quantité d'information par unité de temps ou d'une quantité de temps potentiel par unité d'information créée ? De bits par seconde ou de chronons par bits ?
La mise en parallèle de temps séquentiels contribue également à densifier le temps. Ordinateurs parallèles, réseaux de neurones, fourmilière, marché, bourse et réseaux télématiques sont des multiprocesseurs qui transforment des temps séquentiels en temps parallèles. La quantité d'information disponible pour chaque personne, mesurable en bits par neurones et traitée par les prothèses du cerveau, progresse de manière exponentielle. L'intensité du temps (le flux de chronons) s'accroît. Des bulles temporelles se forment et évoluent dans leur dynamique propre. La création d'informations originales, la mise en réseau et en parallèle d'informations, leur mémorisation dans des banques de données, "courbent" l'espace-temps en produisant un bassin, un attracteur.
Le temps fractal
La création de temps potentiel peut être replacée dans le contexte des systèmes chaotique au sein desquels une multitude d'agents produisent et diffusent de l'information en parallèle. Les systèmes complexes qu'ils créent forment autant de bulles temporelles évoluant simultanément. Dans un réseau de réseaux comme Internet, chaque utilisateur densifie le temps de l'intérieur. Le cyberespace entre ainsi en expansion : l'intérêt produit par ce capital s'y réinvestit de manière cumulative. Utiliser le cyberespace revient à réinvestir de l'information dans ce capital-temps et à le valoriser. Les créateurs qui travaillent sur Internet sont rémunérés en informations à plus haute valeur ajoutée. A la différence d'un capital thermodynamique (de l'énergie) qui s'use quand on s'en sert en se transformant irréversiblement en entropie, un capital symbionomique (de l'information) se valorise à l'usage. Il produit toujours plus d'intérêts: il "irradie" des chronons.
Chaque bulle temporelle créée par un système complexe (organisme vivant, société) constitue, à mon sens, une bulle temporelle fractale. Elle est le reflet du macro et du micro. Comme toute structure fractale elle contient en germe la structure d'ensemble. Le temps symbionomique que je propose ne serait pas linéaire, mais fractal. Chaque bulle temporelle créée par un système complexe exprime des densités différentes du temps. Ces temps coexistent car leur évolution est mesurée par le même temps universel.
Ces bulles temporelles forment donc des ensembles contemporains, hiérarchiquement organisés en fonction de leur densité temporelle. C’est la création de bulles fractales nouvelles au sein de celles qui existent déjà qui correspond, à mon sens, au phénomène d'émergence. Quand leur densité temporelle forte révèle brusquement leur présence au sein de bulles à densité faible, on parle de mutation ou d'explosion. Ce qu'on appelle "révolution d'ordre technologique" (révolution industrielle, biologique ou numérique), "explosion d'un secteur sur lui-même" ou encore "mutation décisive", représente l'éclosion d'une bulle temporelle au sein de notre univers de référence. Il y a prise de conscience, soudaine et collective, de l'existence d'un système complexe en évolution accélérée. Il y a perception d'une densité plus forte du temps et de la "courbure" particulière de notre espace-temps familier par suite de la genèse d'une masse critique d'information.
C'est le cas de "l'explosion" des communications. La concentration des réseaux, des techniques informatiques et des supports multimédias densifient le temps à un point tel que l'ensemble du secteur s'autosélectionne et émerge à partir d'un fond à densité plus faible, à la manière d'un signal se distinguant d'un bruit de fond. Dans le cadre de l'origine de la vie, l'émergence d'un ensemble de molécules formant un réseau autocatalytique relève du même phénomène. Les premiers systèmes vivants se sont enfermés dans des bulles temporelles qui se sont distinguées du bruit de fond indifférencié de la "soupe primitive", et ont évolué par production interne d'autres bulles plus denses encore.
Vivre des intérêts du capital-temps
Cette approche du temps potentiel s’ouvre à de nouvelle manière de vivre le temps. D’habiter son temps.
L'évolution symbionomique produit du capital-temps générateur " d'intérêts temporels ". Cette propriété peut s'appliquer à la gestion du temps de notre vie personnelle. Nous rencontrons des difficultés à organiser notre temps. Souvent surchargés, débordés, dépassés, nous courons à sa poursuite. Chaque activité nouvelle nécessite la suppression d'une activité existante car le temps disponible n'est pas extensible. Avoir du temps devant soi est un rêve souvent irréalisable pour une grande majorité de responsables. Une des raisons en est le découpage d'un temps linéaire en séquences spécifiques : minutes, heures, jours, semaines, week-end, mois, vacances, années, périodes de formation, de vie professionnelle, de retraite… Un tel temps n'est ni compressible ni extensible. En revanche, si on adopte une gestion non linéaire de son temps, on peut générer des niches d'activités nouvelles sans obligatoirement en éliminer d'autres. Il faut pour cela investir du temps dans la création d'un capital-temps (une bibliothèque, la micro-informatique, un système de gestion de fichiers, un réseau télématique, une oeuvre artistique…), un capital qui génère des intérêts.
Un capital-temps bien valorisé et fructifié permet de vivre de ses revenus temporels grâce aux intérêts qu'il produit. On ne puise plus directement dans son capital-vie, dans son temps linéaire séquencé et synchronisé de l'extérieur par une entreprise ou la société dans laquelle on vit. L'informatique personnelle et l'accès aux réseaux télématiques constituent de puissants catalyseurs dans la création et l'entretien de son capital-temps. Ce sont des outils essentiels pour qui veut gérer son temps. Certes pour être plus "efficace" dans ses activités, mais surtout pour donner plus de sens à sa vie.
Les coévolutions planétaires qui se produisent entre la biosphère, la technosphère et l'écosphère (économique et écologique), se déroulent à des vitesses différentes, dans leurs sphères respectives de plus en plus dématérialisées et au sein de couches évolutives superposées. Il est donc indispensable de prendre en compte la variété des situations et les effets amplificateurs des divergences temporelles au sein des sociétés humaines. A l'échelle du monde, l'isolement des sociétés les plus développées dans leur bulle temporelle de haute densité pose le problème de l'exclusion. La compétition entre bulles temporelles de densités différentes conduit à l'élimination de celles dont la densité est la plus faible, ce qui se traduit par la divergence temporelle des rythmes d'évolution. Dans un monde aux ressources rares, l'appropriation accélérée par quelques uns des flux vitaux élimine progressivement les autres de la compétition. Comment partager les ressources énergétiques, alimentaires, financières, ou les connaissances dans un monde fragmenté, tout en respectant la diversité des cultures et les libertés individuelles ? Vivre dans des bulles fractales différentes revient à vivre derrière des frontières temporelles. Les densités de flux du temps sont mutuellement exclusives. Un tel partage est pourtant indispensable si l'on veut éviter les processus irréversibles de l'exclusion compétitive entre communautés, peuples et nations.
Les sociétés industrialisées commencent à se développer et à évoluer dans des bulles temporelles en sur-accélération. Il appartient aux hommes d'éviter qu'il ne crée des déséquilibres préjudiciables à l'avenir de l'humanité.