Article paru dans L'Opinion du 25 mars 2014
Par Véronique Anger-de Friberg et Patrick de Friberg
Révolution numérique, Révolution digitale, des formules passées dans le langage courant. Mais de quoi parlons-nous précisément ? Quels sont les véritables enjeux ? Qui sont les nouveaux maîtres du monde ? Qui sont les gagnants et les perdants ? Et, surtout, quels sont les impacts de cette Révolution sur chacun de nous, sur nos vies privées et professionnelles ? L’Homme du XXe siècle saura-t-il s’adapter à ce changement d’ère que chacun perçoit sans vraiment le comprendre. Une période de l’histoire de l’Humanité fascinante et effrayante à la fois, dont l’accélération brutale fait perdre les repères. Un tourbillon dans lequel semblent se perdre nos esprits trop cartésiens alors que le monde se complexifie.
Nous vivons une Révolution, un « changement de monde » pour reprendre l’expression de Michel Serres. Oui, le monde tel qu’on l’a connu est en train de disparaître pour laisser la place à un nouveau système de pensée, de valeurs, de pratiques, de relations aux autres, de production de richesses, de rapports de forces, de nouveaux pouvoirs.
D’anciens beatniks devenus maîtres du monde
La fin de notre monde, c’est peut-être la fin d’une forme de civilisation, mais ce n’est pas pour autant la fin du monde… si tant est que ceux qui nous gouvernent parviennent à comprendre les défis à relever pour notre pays, qu’ils s’adaptent sans tarder à un mouvement qui ne pourra plus s’arrêter et encore moins faire machine arrière. En dépit de la résistance des États, qui n’apportent comme réponse que réglementations et taxes supplémentaires. En dépit des craintes des citoyens, qui ne perçoivent pas immédiatement les bénéfices de ce changement de monde censé leur offrir de nouvelles opportunités. Des citoyens à qui l’on vante chaque jour le principe shumpeterien de « destruction créatrice » sans savoir quand, faute de formation suffisante, ils pourront enfin profiter des nouveaux emplois promis dans le secteur du numérique et de la e-economy.
Comment, dans un contexte où tout est mouvant, tirer son épingle du jeu ? Les grands acteurs de la e-economy imposent leurs règles du jeu sur la scène économique mondiale. Google, Apple, Facebook, Amazon & Microsoft (le fameux GAFAM) nous obligent à revoir notre conception même de l’État et de la démocratie et à repenser notre civilisation sur de nouvelles fondations. Peu d’observateurs semblent en avoir pris la mesure. La plupart d’entre eux ne voient en GAFAM que d’anciens beatniks devenus maîtres du monde… Des libertaires critiqués pour avoir trouvé le moyen d’échapper à l’impôt et aux taxes en toute impunité.
Les multinationales : une espèce en voie de disparition…
Jusqu’à présent, les multinationales se contentaient de pratiquer l’optimisation fiscale et de recruter loin de chez elles une main d’œuvre à bas coûts. Mais aucune n’aurait osé refuser de contribuer financièrement à la richesse de son pays. Avec leur modèle fondé sur le rapport du capital (rente des actionnaires), contrairement au modèle typique d’un GAFAM moins intéressé par les profits que par le pouvoir. D’où des experts déstabilisés quand Facebook perdait de l’argent alors que ses actionnaires ne se souciaient pas de la rentabilité immédiate.
Si les multinationales consentent à respecter un code de bonne conduite en acceptant le principe des redevances financières (impôts, charges sociales…) sur leurs profits dans l’intérêt de la communauté, la conception de GAFAM (sa vision du monde, des rapports de pouvoir, de son rôle sur la scène mondiale…) est toute autre.
Vestige de la colonisation et de la suprématie des pays développés, symbole pour beaucoup du combat entre capitalisme et lutte des classes, incarnation de la compétition effrénée entre les États, les multinationales (depuis la compagnie des Indes aux comptoirs d’Asie en passant par Asthom, Danone, EDF, Renault, Sanofi, Total, Veolia, ArcelorMittal ou Continental) qui, jusqu’à présent, profitaient de la mondialisation économique et financière, voient leur puissance remise en cause par ces nouveaux « joueurs » qui leur disputent leur terrain de jeu en inventant de nouvelles règles, de nouvelles valeurs, de nouvelles façons de penser l’entreprise sans frontière.
On connaissait le lobbying des entreprises sur les États, et la réponse des États qui rappelait à l’ordre en imposant des mesures financières dissuasives, en allant jusqu’à menacer les récalcitrantes de nationalisation. Souvenons-nous du ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, évoquant la nationalisation « provisoire » d’ArcelorMittal en 2012.
De la l’état-Nation à l’entreprise-État
Contrairement aux multinationales, qui revendiquent un pays d’appartenance et acceptent de reverser une partie de leurs profits aux États où sont présentes leurs filiales en contrepartie de certains avantages, les entreprises de la e-economy n’ont ni frontières, ni pays d’appartenance et encore moins l’intention de reverser de l’argent aux États. A la différence des multinationales, les entreprises de la e-economy évoluent en marge des États. Et si on traçait les frontières de chacun des membres de GAFAM, on constaterait que ce sont les clients et les employés qui déterminent les frontières ; pas un pays d’appartenance ou la situation géographique des filiales.
Pour la première fois, des entreprises présentes partout dans le monde rejettent le principe d’adhésion à un modèle qui fonctionnait bien jusqu’à présent. Les entreprises de la e-economy refusent de contribuer à l’enrichissement des États, non par culture du profit comme les multinationales-rentières qui délocalisent pour réduire leurs coûts de production, mais pour acquérir toujours plus de pouvoir.
Comme les dirigeants de multinationales, les dirigeants de la e-economy pratiquent l’optimisation fiscale, non pour engranger toujours plus de profits, mais pour réinvestir cette richesse sur des marchés porteurs comme les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Intelligence artificielle et sciences Cognitives) ou le big data notamment.
En refusant de verser un impôt sur les sociétés et des charges sociales, les dirigeants de la e-economy refusent de contribuer au bien commun en finançant les services publics d’éducation, de protection sociale et de santé, de justice, de sécurité, de transports… Ils préfèrent investir dans leurs propres modèles et décider eux-mêmes de la façon de répartir les richesses.
Ainsi, en créant leur propre modèle de mutuelle santé privée, de crêches, de formation, de sécurité contre les cyber attaques et autres, de retraite, etc. ils inventent leur propre organisation tout en s’affranchissant des États. Sur l’impulsion de leurs dirigeants, les employés de GAFAM se considèrent d’ailleurs comme appartenant à un même groupe, une même organisation, partageant les mêmes valeurs, les mêmes pratiques, la même culture, le même langagegeek, la même philosophie, une certaine vision du monde pourrait-on dire.
Le management à la Google, souvent cité en exemple, fait rêver les jeunes générations qui arrivent sur le marché de l’emploi. Un management faussement « cool » et un environnement de travail en apparence idyllique où chacun semble s’épanouir en tenue décontractée dans un contexte empathique avec salles de sport et installations high tech en contrepartie d’un travail acharné et d’une adhésion presque sectaire aux règles internes de l’organisation. Une révolution, aux relents libertaires, mais gare à celui qui oserait dévier du discours officiel ou dénoncer des dysfonctionnements. Il serait immédiatement banni, comme cela a pu se produire chez Amazon par exemple.
Vers une nouvelle guerre froide ?
Une organisation qui ressemble à un État. Un État hors des États. Comme on l’a vu, l’entreprise-Étatsouveraine, affranchie des États-nations, s’organise autour de ses propres modèles et décide de l’affectation de ses budgets, non pas pour participer à la « chose publique » (comme dans la res publica, la République que l’on connaît en France par exemple) mais pour s’assurer des monopoles dans les secteurs les plus en pointe et les plus créateurs de richesses.
Pour ne citer que l’exemple de Google (qui est bien plus qu’un simple moteur de recherche) la société investit depuis 2013 dans la robotique et l’intelligence artificielle (avec Boston Dynamics), les neurosciences et les nanotechnologies (avec Google X Lab), la santé (décodage génétique, longévité et aussi le « transhumanisme » avec le projet Calico pour améliorer les performances du corps humain), l’énergie (avec Google Energy), le big data qui permet la collecte et le traitement d’informations de masse (analyses d’opinions, observateur de tendances, prévention de la criminalité, sécurité…).
Face à ces géants de l’e-economy, les États actuels ne font déjà plus le poids. Non pas à cause de la valeur en capitalisation ou du CA réalisé par ces entreprises, mais à cause des informations auxquelles GAFAM donne accès. Google est installé sur tous les ordinateurs du monde, Facebook compte plus de 750 millions d’utilisateurs actifs chaque jour dans 39 pays. Il est amusant de se souvenir que beaucoup annonçaient régulièrement la fin de Facebook ou d’Apple il n’y a pas si longtemps encore. Jusqu’à ce que le monde comprenne que leur modèle est non seulement intelligent parce qu’il leur donne le pouvir, mais également très rentable.
En 2013, Apple a dépassé Exxon Mobil en termes de capitalisation. L’ex-plus grande capitalisation mondiale (438 milliards) se fait coiffer au poteau par une entreprise de la e-economy ! Aujourd’hui, la capitalisation de Google est évaluée à 413 milliards de dollars (avec un chiffre d’affaires 2013 de 60 milliards de dollars). Celle d’Apple à 500 milliards de dollars (avec un CA de 58 milliards de dollars). FaceBook atteint les 130 milliards dollars (avec un CA de 8 milliards de dollars), Amazon 6 milliards (avec un CA de 17 milliards de dollars) et Microsoft 260 milliards de dollars (avec un CA: 78 milliards de dollars). Une puissance financière cumulée de 1311 milliards de dollars ! L’équivalent du budget de l’État français pour un an.
Certes, séparément, GAFAM n’a pas encore dépassé les Big 5 de l’industrie américaine (Exxon mobile, WallMart, Chevron corporation, Conoco et General Motors) mais preuve est faite que le vieux monde disparaît pour laisser la place au nouveau monde. Des startups de la net economy, qui n’existaient pas il y a quelques décennies, évoluent désormais dans la cour des Grands, propulsées aux côtés de 3 sociétés énergétiques, un grand de l’automobile et un géant de la grande distribution. Dans le futur, on peut imaginer une guerre plus idéologique qu’industrielle entre ces leaders de l’industrie, qui ont toujours réussi à s’adapter aux changements (en 2007, General Motors était moribond) et les maîtres de la e-economy. Les velléités d’alliance entre Apple et Tesla Motors (véhicules électriques haut de gamme) ou toute autre joint-venture susceptible de décupler la puissance de GAFAM oblige les grands groupes traditionnels à se poser la question de leur avenir. Pour survivre, les multinationales pourraient choisir d’adopter le modèle de GAFAM et, à leur tour, s’affranchir des États et s’enrichir plus encore…
Et que se passerait-il si GAFAM décidait de créer une coalition et envisageait une cyber guerre contre les États ou des concurrents gênants ? A eux tous, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft peuvent prendre la main sur la totalité ou presque des ordinateurs de la planète. Parallèlement à cette force de coalition, que pèseraient un État ou une grande industrie concurrente ?
La querelle des Anciens et des Modernes
Les entreprises, petites et grosses, qui n’ont pas encore compris que le modèle a déjà changé risquent de disparaître. Une espèce remplace tout simplement une autre espèce dans un système darwinien… La France va-t-elle réussir à trouver sa place dans la e-economy, face à des entreprises-États de plus en plus puissantes, qui fait rêver nos « meilleurs cerveaux », diversifient leurs activités dans des secteurs de pointe qui leur assureront bientôt des moyens et un pouvoir décuplés ?
Des entreprises-États qui pourraient, grâce à leur trésorerie acheter 83% des brevets déposés dans le monde chaque année. Des entreprises-États qui refusent le système, mais créent leur propre système : un État en marge de l’État. Des entreprises-États plus riches que les États, qui décident comme elles l’entendent de la redistribution des richesses, mais refusent de payer pour ceux qui n’appartiennent pas à leur organisation.
Les Anciens, c’est-à-dire le monde d’avant (les États et le système économique traditionnels) vont-ils entrer en guerre contre les Modernes (les entreprises-États affranchies des États) ? Ce serait absurde en une guerre perdue d’avance. Quand les États n'ont plus le pouvoir d'imposer leur modèle (sécurité, santé, éducation, énergie, etc.) comme c’est le cas aujourd'hui, d'autres modèles émergent portés par GAFAM et d’autres, puisque de nombreuses petites startups copient le modèle GAFAM aujourd’hui.
Ce n'est que le début, et c’est la faillite des États qui a conduit à cette situation, en même temps que les nouveaux outils numériques permettaient d'inventer une nouvelle économie et une nouvelle conception du monde.
Game over !
Les États ne sont déjà plus capables de faire rentrer l’impôt, et de plus en plus d’activités échappent au contrôle des États qui ne pourront pas résister longtemps en légiférant pour essayer d’endiguer le mouvement et tenter de retrouver une puissance passée qui ne reviendra plus. En tous les cas sous la forme que l’on a connue. Game over ! Que cela nous plaise ou non, on a déjà basculé dans une nouvelle ère.
GAFAM n’est que la partie émergée de l’iceberg, de cette Révolution qui se déroule en ce moment sous nos yeux. Pourtant, bien peu d’experts comprennent ce qui est en train de se passer. Et tous ceux qui théorisent sur le nouveau Monde en se référant à un système de pensée qui remonte aux années 1970 sont dépassés par le phénomène. C’est le cas de nos politiques et de nombreux pseudo spécialistes de la question, qui se limitent souvent à critiquer GAFAM et leurs méthodes sectaires ou antisociales.
Si nos élites politiques et économiques n’y comprennent pas grand chose, et que le peuple subit cette Révolution digne de la révolution industrielle de plein fouet, c’est parce qu’on ne peut plus penser le monde de façon binaire, comme on l'analysait aux temps de la lutte des classes et de la guerre froide. La question n’est pas de savoir comment nous allons retarder l’inéluctable, mais comment allons-nous nous adapter pour prendre le train de cette Révolution en marche pour le meilleur… et sans le pire ? Le débat est ouvert et se poursuivra toute la journée du 5 juin dans le cadre du 2ème Forum Changer d’Ère, qui se tiendra à la Cité des Sciences et de l’Industrie.
Véronique Anger-de Friberg est la présidente fondatrice du Forum Changer d’Ère, organisé par "Les Di@logues Stratégiques", qui se déroulera le 5 juin prochain à la Cité des Sciences & de La Villette (Paris).
Patrick de Friberg est écrivain, spécialiste de la guerre froide.