Sur la planète blog existe un continent, le plus vaste sans doute, et presque inexploré. Comme sur terre l’humanité, les adultes se cantonnent pour la plupart aux contrées civilisées n’osant, hormis les spécialistes, s’aventurer dans les endroits sauvages. Les blogs d’ados apparaissent comme une forêt vierge, avec quelques franges habitées. Il s’agit d’un continent en voie de développement. Skyblog en est la capitale, avec plus de 2,5 millions de blogs. Plus de la moitié des collégiens et lycéens bloguent, et l’on dit qu’il en paraît plus de 35 000 par jour – souvent éphémères.
« En voie de développement », tout comme leurs auteurs qui exposent au tout venant ce qu’ils sont, ce qu’ils voudraient être, parlent de ceux qui les entourent et les aident à grandir. En général, le bloguisme commence vers onze ou douze ans au plus tôt, quand la préadolescence taraude l’identité. Il se termine sur ce continent vers dix-sept ou dix-huit ans, lorsqu’on a envie de passer à autre chose. Et on délaisse alors Skyblog pour d’autres hébergeurs, ou bien on change de thème. Bien sûr, ce phénomène concerne ceux qui possèdent le minimum de vocabulaire nécessaire à la vie dans une telle société, au-delà des « 400 mots » de certaines banlieues. Il faut, en outre, avoir accès à du matériel, et être habile de quelques connaissances techniques. Les blogs ne concernent donc pas tout le continent adolescent, mais seulement une grande partie.
Durant les années collège & lycée, les blogs se créent et s’abandonnent comme des plantes saisonnières. On en crée deux, trois, cinq, les filles surtout, voire plus si les « commentaires » des autres sont jugés insuffisamment nombreux. Ma nièce, à quatorze ans, en avait déjà créé trois. Les garçons sont plus fidèles à leur blog, semble-t-il, plus soucieux de se créer un style. Mais il n’est pas rare qu’à la rentrée suivante ils le laissent tomber pour quelques mois, avant d’en créer un nouveau, cette fois affecté à une passion particulière, sport, moto ou nouvel amour.
Le schéma des blogs d’ados est curieusement le même, il obéit à des stéréotypes, bien que les intéressés n’en aient pas conscience. Pour les garçons, il s’agit surtout d’établir leur identité. Pour cela, tout est sollicité, le narcissisme des photos, le questionnaire à la Proust, le faire-valoir des copines, « la » petite amie de cœur, les meilleurs copains, la bande en ses ébats, plus rarement les frères ou les cousins, les sports. Pour les filles, il s’agit surtout de sentiments. Des listes illustrées de « bogoss » sont établies et font l’objet de nombreux commentaires. Les « plus belles filles » sont sollicitées comme exemples à suivre en termes d’expressions du visage, de corps à modeler, ou de mode à porter, et les photos des médias sont alors ardemment pillées (Brad Pitt semble l’emporter comme idéal mâle ces dernier temps). Outre l’amant de rêve, les copains les plus proches sont pris intimement en photo, avec commentaires. Contrairement à ce qu’expriment les garçons dans leurs échanges entre mecs, la machine musculaire n’est pas le seul critère pour ces demoiselles. Un air de fragilité leur sied beaucoup plus, chair encore tendre, silhouette fine ou visage indécis. Stéréotypes classiques, les gars se veulent carrossés d’épaules, de pectoraux et d’abdos, « bêtes de sexe », alors que leurs amies les préfèrent gentils, pleins d’humour et à l’aise en société, fussent-ils plus ou moins androgynes. Cela dit, 60.4% des ados ne pensent quand même pas « rencontrer leur grand amour grâce au Net ».
C’est beau, un blog d’ado, rempli de photos vivantes, de scènes incongrues et de poèmes dédiés. Les commentaires sont d’un froid réalisme concernant l’apparence, l’amitié ou le sexe, mais affectueux envers la bande et soucieux des problèmes du monde. Les frimousses en devenir et les frasques potaches émeuvent, elles montrent l’humanité en son devenir, cette métamorphose qui fait peu à peu craquer les gaines de la chrysalide. C’est vite lassant aussi, parce que cela tourne toujours autour du même sujet : « mwa, mwa, mwa » - comme on écrit aujourd’hui, façon SMS. L’adolescent
Alexis, seize ans, décrit dans un questionnaire « son occupation préférée à la fin de la semaine » : « voir mon angee, voir mes potes et dormirrrrr » (orthographe respectée). Le sujet est vite épuisé pour qui veut suivre l’aventure du blog.
Instrument de l’individualité, le blog d’ado joue à plein son rôle de miroir interactif. Il s’apparente aux jeux vidéo, où l’on endosse pour un temps un rôle. Mieux que l’ancien « journal intime », long à tenir, exigeant sur le
style et presque toujours secret (« sam soulerai tro den fair un donc jen aura jamais lol », écrit un ado), plus moderne que ces collages sur le « cahier de texte » ou le carnet que l’on traîne toujours avec soi pour y
fourrer en vrac photos, dessins, poèmes et citations, le blog est, à l’âge tendre, un outil moderne et merveilleux. Pas besoin d’orthographe, le syllabique SMS suffit à tout dire ; pas besoin de grandes phrases, on écrit comme on cause, par interjections et tics ; pas besoin de textes rédigés, les photos numériques envahissent l’écran. A la question « la chose que tu emmènerais avant tout sur une île déserte », Quentin répond du tac au tac : « un portable ki capte ».
Un outil pour quoi faire ? Pour son introspection, et pour effectuer ses tests sociaux. On montre son physique, attendant les commentaires des copines et des copains (« à qui ressembles-tu le plus », demande le questionnaire-type : « a un dieu mdrrr nan jrigol », répond Alexis) ; on se place en position scabreuse, juste pour lire les réactions de « la bande » ; on se déclare amoureux ou ami, pour se placer ou pour voir. Ce sont surtout les commentaires qui font l’intérêt du blog pour un ou une ado. Il s’agit de savoir qui on est aux yeux des autres, de sa tribu, jusqu’où on peut aller. A cet âge, on se construit entre soi plutôt qu’en référence aux adultes, plus lointains. Les scènes qui pourraient paraître douteuses aux yeux mûrs, faux tir au pistolet sur le copain, étranglements, simulation de coïts, inversion des rôles masculin/féminin, déguisements en méchants ou en prostitué(e)s – ne sont que des jeux de rôles pour tester, aux yeux des pairs qui les jugent, quelles sont les limites socialement acceptables. La justice et l’administration s’en sont inquiétées comme s’il s’agissait de nouvelles tentatives de « subversion ». Les blogs ne sont pas destinés aux adultes mais aux pairs, et particulièrement aux copains de « la tribu ». La provocation envers la société viendra plus tard, avec d’autres outils que le blog.
Par Argoul